Émancipation magique

Le premier roman de Lucie Baratte, Le chien noir, publié aux toutes jeunes et dynamiques éditions du Typhon, se présente sous la forme d’un conte dans lequel on se laissera facilement entraîner, renouant peut-être ainsi, au fond de notre chambre, avec les plaisirs secrets des frayeurs enfantines, parfois jouissives. Mais Le chien noir dépasse largement le conte de l’enfance, et nous plonge sans pitié dans l’univers des fantasmes les plus secrets et les plus noirs.


Lucie Baratte, Le chien noir. Éditions du Typhon, 184 p., 17 €


Le chien noir conte les aventures d’une jeune princesse, la plus ou moins bien nommée Eugénie, la bien née donc, dans un pays lointain, à une époque indéterminée, une princesse qui grandit sous la coupe d’un père dominateur, cruel et autoritaire à qui elle espère échapper le jour où elle épousera, contrainte évidemment, un homme mystérieux, viril et bien plus âgé qu’elle, Barbiche. Cet homme grand, fort et tatoué (un serpent qui s’anime au gré des violences de Barbiche est visible en haut de son torse) l’emmène sur son île mystérieuse, dans un château somptueux aux innombrables pièces, avec pour toute compagnie Lanterne, valet grotesque et impossible à cerner.

Il lui faudra d’abord traverser forêts, orage et mer, auprès de l’insondable Barbiche. Au cours de ce périple aux accents magiques, Eugénie recueille, dans une tourmente abominable et contre l’avis de son seigneur et maître, autrement dit son époux, un chien couvert de sang, au poil emmêlé aussi noir que la barbe de Barbiche, et qui deviendra un compagnon fidèle mais mystérieux. Ce « chien noir », dont on se doute rapidement qu’il est tout aussi maléfique que les autres personnages du conte, recèle pourtant en lui cette part de lumière qui conduit Eugénie à s’abandonner à sa mystérieuse compagnie, trouvant en lui une douceur qui lui a été refusée depuis son plus jeune âge.

Lucie Baratte, Le chien noir

© Jean-Luc Bertini

Le chien noir est alors le compagnon de l’initiation aux multiples formes que va suivre Eugénie au fil du conte, lorsque Barbiche décide de s’absenter pour plusieurs mois, confiant à « Sweet Sixteen » une mystérieuse clé ouvrant la seule pièce totalement interdite du château. Débarrassée d’un époux violeur et sanguinaire, Eugénie est livrée à ses angoisses, ses désirs et ses fantasmes. C’est sans doute seulement en les affrontant qu’Eugénie sera en mesure de s’émanciper complètement, dans un dénouement fait d’ombre et de lumière. La chute, profonde et terrifiante, est le prélude à une vie nouvelle. Il fallait d’abord pouvoir laisser « son âme à vif, exposée aux courants d’air mordants de l’existence ».

Lucie Baratte écrit un conte gothique saisissant, sans jamais se départir d’une légère ironie, salvatrice. Son sens de la description dans une langue classique et ample laisse évoluer le lecteur dans des décors terrifiants et grotesques, et Bosch n’est jamais très loin. Mais c’est aussi l’imaginaire d’Angela Carter qui nous saisit parfois, tout autant dans les images que dans les motifs, Angela Carter à qui d’ailleurs Lucie Baratte rend hommage comme étant celle qui « sut transformer le conte en substance féminine magique », tout comme elle rend hommage à la conteuse Mme d’Aulnoy.

Il faut lire Le chien noir d’une seule traite pour mesurer l’enchevêtrement des motifs et des références, mais surtout pour se laisser aller aux charmes du conte. Hormis quelques pages pour nous quasiment insoutenables, il est bon de se laisser aller aux peurs ancestrales, d’être partie prenante de l’inconscient collectif et, espérons-le, de nous purger de nos hantises. Pour ceux qui n’en auront pas eu assez, des prolongement sonores et visuels en ligne. Mais il est nécessaire, pour cela, d’être initié, autrement dit d’aller au bout du conte.

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