Décamérez ! Une résurrection (j53)

Du néologisme verbal décamérer : « sortir de sa chambre en restant confiné ». Cinquante-troisième jour de confinement : « contre l’abandon, absolument ».

« Lors double vie à chacun en suivra »

Louise Labé

Décamérez ! Une résurrection, ou contre l'abandon, absolument (j53)

« La Scapigliata », attribuée à Léonard de Vinci (entre 1506 et 1508)

Retour en Lombardie, à Bologne. Un homme, Gentil Cariscendi, y avait été dans sa jeunesse fou amoureux d’une femme adorable : Catherine. Elle était mariée à un certain Nicolas Chassennemi. Comme son amour n’était pas partagé, Gentil quitta Bologne et accepta une place de magistrat à Modène pour se refaire une vie.

Catherine tomba enceinte. Pendant les mois de sa grossesse, elle alla se reposer à la campagne. Elle fut tout à coup surprise par un accident si violent qu’elle perdit l’usage de tous ses sens et sombra dans le coma. On la déclara morte. On improvisa une cérémonie funèbre – ses parents la pleurèrent.

Elle fut ensevelie dans une église voisine, dans le cimetière.

Gentil apprit la nouvelle le jour même par l’intermédiaire d’un ami. L’indifférence de la jeune femme à son égard ne l’empêcha pas d’être vivement affecté. Il fut traversé de désirs macabres. « Pendant qu’elle a vécu, je n’ai pu obtenir le moindre regard favorable ; maintenant qu’elle est morte, je dois pouvoir lui voler un baiser ! »

Et le voilà parti, en pleine nuit, avec un homme de confiance pour seule compagnie. Il trace sa route sans s’arrêter, va droit au tombeau de celle qu’il a aimée, ouvre le caveau, descend.

Il se couche auprès d’elle – il n’était plus lui-même.

Il s’approcha du visage en le mouillant de larmes, l’embrassa.

L’homme – l’homme amoureux, surtout – n’est jamais satisfait : plus il obtient ce qu’il veut, plus il désire. Notre homme ne s’arrêta pas là.

Il porta la main sur la gorge de la morte.

« Ce serait la première et la dernière fois. »

Il descend jusqu’au sein – il le sent palpiter !

Il glisse jusqu’au cœur, le souffle court.

Attentivement il écoute, frémissant – à n’en pas douter, il bat encore, faiblement.

Gentil se lève dans le caveau. Il prend dans ses bras le corps de Catherine, le plus délicatement possible. Il appelle son ami à l’aide et tous deux font glisser le corps sur le cheval de Gentil, qui la tenait dans ses bras. Il fit le chemin du retour au pas en serrant Catherine contre sa poitrine. Toute la nuit.

À Bologne, Gentil confia la malade, toujours inconsciente, aux soins de sa propre mère.

Un jour, elle ouvrit les yeux. Elle les promena avec étonnement tout autour d’elle. « Où suis-je ? » Elle vit Gentil debout à son chevet. « Rassérénez-vous, vous êtes en lieu sûr. » Elle ne comprenait pas.

Gentil prit le temps de tout lui raconter, fidèlement. Elle passa par tous les stades : colère, soupirs, pleurs, angoisse. Puis elle se confondit en remerciements, et émit le souhait d’être reconduite au plus tôt chez elle. Mais Gentil avait une requête. Il aimait les rituels.

« Madame, tous vos parents et tous les habitants de Bologne vous croient réellement morte. Personne ne vous attend. Je vous demande une faveur qui ne vous coûtera rien. Acceptez de rester ici, avec ma mère, jusqu’à mon retour de Modène. Ce ne sera pas long. Si je dois vous rendre à votre mari, je veux le faire devant témoins. Je veux qu’il reconnaisse que je lui fais le cadeau le plus merveilleux qu’il puisse recevoir. »

Catherine accepta, à contre-cœur. Mais elle lui donna sa parole. Il partit travailler, elle attendit patiemment son retour en compagnie de sa mère, qui était aux petits soins pour elle. Et tout à coup : des contractions.

Ce jour-là, à Bologne, Catherine mit au monde un garçon – bien vivant, et en parfaite santé. Elle rayonnait. Gentil dut se résoudre à bientôt se séparer d’elle.

Il prépara le voyage de la résurrection. À Bologne, il avait gardé sa maison : il se fit annoncer, organisa un grand dîner pour son arrivée. Catherine se conformerait aux instructions de son sauveur. Plusieurs notables de la ville furent invités – Nicolas Chassennemi en faisait partie.

Décamérez ! Une résurrection, ou contre l'abandon, absolument (j53)

© Gallica/BnF

Le repas était divin : tout y était bon et servi en abondance. Après l’entrée, la conversation était déjà très animée. Gentil fit tinter son verre – il prit la parole.

« Messieurs, j’ai entendu dire qu’en Perse, autrefois, il y avait une coutume excellente : quand un Persan voulait témoigner de son attachement à quelqu’un, il le faisait venir chez lui et lui montrait ce qu’il avait de plus cher – une femme, un enfant, un ami – pour lui faire entendre qu’il lui découvrirait les replis les plus cachés de son cœur, si c’était possible. Eh bien aujourd’hui, je vais introduire cette coutume à Bologne ! »

Au cours de ce repas, il allait remercier ses convives à la mode persane.

« Je voudrais auparavant vous poser une question à laquelle je vous demande de répondre en toute franchise. » Il proposait un débat, et leur servit une fable.

Une personne a dans sa maison un bon et fidèle employé qui tombe malade. Le maître, voyant que son serviteur ne peut plus travailler pour lui, ne s’en soucie plus du tout ; on le fait porter, agonisant, dans la rue. Un passant, touché de compassion, le recueille chez lui, ne regarde pas à la dépense et prodigue au mourant tous les soins nécessaires. Il parvient à guérir son protégé. Le premier maître est-il alors en droit de se plaindre du second ?

On débattit, comme on aimait alors le faire. Le jugement de ce débat fut confié à Nicolas, qui exprima l’opinion unanime : le premier maître n’avait plus aucun droit sur son ancien serviteur, puisqu’il l’avait impitoyablement abandonné.

Il fut applaudi. Gentil fit à nouveau tinter son verre. Il déclara qu’il était temps de remercier ses hôtes à la mode persane.

Catherine apparut dans la salle à manger, tenant son enfant dans les bras. Elle prit place à table. Elle s’assit sur une chaise restée vide.

« Voici, messieurs, ce que j’ai de plus cher. »

Tous les yeux étaient fixés sur la femme et l’enfant. Un silence de stupéfaction traversa la pièce. Tous auraient juré que c’était Catherine. Chassennemi, plus perturbé que les autres, rompit le silence et demanda à l’apparition si elle était étrangère. Catherine, fidèle à la promesse qu’elle avait faite, se tut. On lui demanda si elle était une parente du maître des lieux, si ce bel enfant était à elle. Toujours pas de réponse.

« Est-elle muette ? 
– Messieurs, cette dame est le bon serviteur de la fable. Mes mains l’ont arrachée aux bras de la mort. »

Il fit le récit circonstancié de son aventure. Toute l’assemblée pleurait à chaudes larmes. Gentil se lève, prend l’enfant dans ses bras, saisit la main de la mère et les conduit devant Nicolas – bouleversé.

« Elle est aujourd’hui maîtresse d’elle-même. » Et pleine de vie.

Il avait baptisé l’enfant : Gentil.


Pour Anne Portugal
En attendant Nadeau s’est proposé d’héberger ce « néodécameron » abrégé : Décamérez ! est une traduction recréatrice improvisée, partagée avec vous au jour le jour, pour une drôle de saison.