Décamérez ! La mort aux trousses (j47)

Du néologisme verbal décamérer : « sortir de sa chambre en restant confiné ». Quarante-septième jour de confinement : « pouvoir de la fiction ».

Ravenne. Un jeune homme, Anastase des Honnêtes, amoureux d’une jeune femme de très bonne famille, la fille de Paul des Traversières. Cette jeune fille était ce qu’on pourrait appeler une belle dame sans merci.

Dédain, rigueurs soutenues, cruautés / délicatesses, dépenses, assiduités.

Anastase, comme Richard, tenta de vaincre sa passion. En vain. Faut-il le redire ? Un cœur très épris renonce très difficilement à l’objet qui l’a enflammé : plus il trouve de résistance, plus le feu qui l’agite devient violent. Anastase ne faisait pas exception – il était atteint d’un éros mélancolique très puissant.

Ses amis s’inquiétèrent. Pressé, sollicité, il finit par accepter de partir en voyage, pour se changer les idées. Il fit de grands préparatifs, comme s’il s’était agi de partir loin de Ravenne, longtemps. En vérité, il n’allait qu’à la campagne, camper. Il s’installa dans la nature, et prit le parti de se divertir comme il le pouvait. Il y mit les moyens qu’il fallait.

Nouvelle compagnie, nouveaux plaisirs – tous les jours. Il dissipait son chagrin.

Tout début mai, un vendredi, il eut un retour de morosité. Le souvenir de la fille Traversières flottait ce jour-là, avec insistance. Il connaissait bien cet état. Il décida de rester seul, et d’aller se promener en forêt pour laisser sa rêverie l’envahir.

Il marchait – dans une forêt de grands sapins. Il s’y enfonça insensiblement. L’heure du déjeuner passa, il errait toujours dans cette forêt profonde, avec l’image obsédante de celle qui occupait ses pensées.

Décamérez ! La mort aux trousses, ou pouvoir de la fiction (j47)

« La chasse de nuit », par Paolo Uccello (1470)

Soudain, il croit percevoir la voix d’une femme. Des plaintes et des cris – épouvantables. Le bruit l’arrache à sa rêverie : il lève la tête, et voit venir à travers les broussailles un cortège stupéfiant.

Une belle et jeune femme nue, échevelée, le bas du corps déchiré et sanglant. Elle était poursuivie : deux molosses abominables la talonnaient ; presque à chaque pas, ils parvenaient à la mordre. À chaque prise, elle poussait des cris de douleur et d’effroi.

Quelques secondes plus tard, surgit de l’ombre un cavalier monté sur un cheval noir, lance au poing, le visage enflammé de colère. Il l’accablait d’injures et menaçait de la tuer.

Ce spectacle, on l’imagine, remplit Anastase d’horreur et de pitié. Ému de compassion pour cette femme, il voulut venir à son secours. Il coupe une branche d’arbres et se met devant les chiens pour leur barrer la route. Le cavalier, de loin, hurle aussitôt. La voix était métallique.

« Anastase, ton intervention est inutile ! Le châtiment doit aller à son terme. C’est une expiation. »

Au même instant les chiens saisissaient la jeune femme par les flancs et la renversaient à terre. Le cavalier sauta et s’élança, lance pointée sur le corps.

« J’ignore qui vous êtes, et d’où vous tenez mon nom. Mais c’est un crime ignoble d’attaquer avec une arme une femme, nue et sans défense, et de la faire chasser par des bêtes féroces, comme du gibier. Vous êtes un monstre tortionnaire. Je reste là, dût-il m’en coûter la vie !

– Sache, Anastase, que je viens de la même ville que toi. Cette femme, dont j’étais amoureux fou, m’a traité avec une cruauté telle que je me suis donné la mort – avec ce javelot. Et j’ai été damné. Oh ! elle n’a pas joui longtemps de son triomphe – quelque temps après, elle est morte, elle aussi, sans confession. On s’est recroisés ! »

En enfer – la peine imposée, atroce, fut commune. Indéfinie.

« Elle doit fuir devant moi pour l’éternité – et moi, moi qui l’ai aimée toute ma vie, je dois la poursuivre comme ma pire ennemie. Quand je l’atteins, je la transperce de cette lance, je lui arrache le cœur, et j’en fais la curée à ces chiens. Alors, la justice divine, selon son bon plaisir, la ressuscite. Elle se relève, et recommence à fuir, les chiens à ses trousses. La chasse est rejouée. »

Tous les vendredis dans cette forêt, la même scène. À la même heure.

Décamérez ! La mort aux trousses, ou pouvoir de la fiction (j47)

© Gallica/BnF

« Les autres jours ne sont pas de repos : je continue à la chasser dans tous les lieux où elle a jadis manifesté sa cruauté. Et je l’éventre. »

De tendre ami, il était devenu le spectre de la haine – un persécuteur éternel.

« Ne te mets pas sur mon chemin, c’est peine perdue. »

Anastase était paralysé. Il recula. Frémissant d’horreur, il vit le chevalier, tenant sa lance en arrêt, fondre comme un lion enragé sur la malheureuse. Elle, à genoux et les mains levées vers le ciel, implorait son pardon.

La lance transperça son corps de part en part. Elle s’effondra.

Anastase vit tout cela. Et tout le reste. Le cortège infernal le laissa seul au cœur de la forêt, pensif et terrifié. Il rebroussa chemin, se réfugia dans sa tente, le cœur battant. Il passa le reste de la journée dans un état second.

Le lendemain, il faisait à ses amis une étrange proposition : il était guéri, leur dit-il, mais il voulait satisfaire un vœu avant de rentrer à Ravenne. Il voulait organiser un grand déjeuner sur l’herbe. Les Traversières seraient invités : il y tenait.

Le vendredi suivant, le soleil resplendissait sur la campagne. Anastase fit dresser des nappes et servir un somptueux repas. Il accueillit ses convives avec délicatesse, plaça soigneusement chacun d’entre eux. On mangea avec appétit. Il y avait foule, on se régalait.

Le repas était déjà très avancé lorsqu’on entendit des hurlements. Tout le monde se redresse précipitamment, les hommes sortent leurs armes.

Le cortège spectral apparut à travers les arbres.

Grandes menaces d’abord – mais le spectre, interrompu dans sa course, s’adressa à la foule comme il l’avait fait avec Anastase. Glacés d’effroi, tous et toutes reculent, et assistent, impuissants, à tout le spectacle, jusqu’à l’ignoble repas des chiens.

Sueurs froides, etc. – réactions très diverses.

La jeune femme ne dit mot. Elle était blanche comme un linge. Longtemps, ce déjeuner sur l’herbe hanta ses jours et ses nuits de visions insoutenables. Mais d’après l’histoire, ces cauchemars eurent aussi raison de sa cruauté.

La terreur, prélude à la douceur ? Conversion, ou soumission volontaire ? Dans quel réel ?


En attendant Nadeau s’est proposé d’héberger ce « néodécameron » abrégé : Décamérez ! est une traduction recréatrice improvisée, partagée avec vous au jour le jour, pour une drôle de saison.