Une enfance aux terres mêlées

Cinq jours avant le début du confinement, le 12 mars 2020, Le Clézio nous a offert un petit diamant autobiographique. Un diamant poli ? Non, un diamant rugueux et chargé d’impuretés : deux récits d’enfance qu’il appelle des contes, justement, parce que la destruction y domine. Le premier, Chanson bretonne, chante la Bretagne des années 1950, quand l’écrivain était un « gosse ». Le second, L’enfant et la guerre, remonte à sa prime enfance, avant le langage, quand il était à Nice et que c’était la guerre.


J. M. G. Le Clézio, Chanson bretonne suivi de L’enfant et la guerre. Deux contes. Gallimard, 154 p., 16,50 €


Commençons par le deuxième conte puisque, suivant la chronologie, il précède l’autre. Le Clézio est né le 13 avril 1940 à Nice. Son père, médecin, est parti exercer au Nigeria. Il pensait rejoindre sa femme, leur bébé et leur aîné, mais il en fut empêché par un officier français à Tamanrasset parce qu’il était mauricien, donc anglais, or les Anglais avaient coulé la flotte française à Mers el-Kébir.

Pour la famille, ce fut le prélude à cinq années de séparation, cinq années sans père ni époux, cinq années derrière les persiennes et les fenêtres opacifiées, cinq années de faim et de débrouille à Nice, puis dans l’arrière-pays, à Roquebillière, quand les occupants italiens et allemands menaçaient.

Le récit tel que le raconte Le Clézio n’est pas linéaire ni clair comme de l’eau de roche, encore moins joli. Il va, il vient dans le temps court et si long de ces cinq années. Il mêle tous les temps du présent et du passé. Il trébuche, il répète, corrige, hésite. Plus que des souvenirs assurés, il évoque des impressions, des sensations, dont la première n’est pas un bruit mais une onde, l’explosion d’une bombe et un cri, qui « ne sort pas de ma gorge » mais « du monde entier ».

L’enfant et la guerre est un conte autobiographique dépourvu d’égotisme. L’écrivain dit « je » mais démultiplie ce « je » : « je » à quelques mois ; « je » à trois ou à quatre ans ; « je » adulte ; « je » qui écrit ; « je » serré contre la poitrine d’une mère et d’une grand-mère – le récit est un magnifique hommage aux femmes, soumises à l’autorité des hommes, mais si courageuses, si tenaces, si douces. Enfin, « je » marqué à jamais et empreint d’une compassion vraie, absolue, pour tous les enfants du monde.

S’il y a une chose sur laquelle l’écrivain n’hésite pas, en effet, c’est bien sur la dimension politique et morale de son expérience. Il jette un regard sans appel sur la débâcle et l’incapacité des Français à comprendre où est le véritable ennemi. « Dans un pays défait comme la France en 40, il n’y a plus de solidarités, plus de lois, plus de dignité. C’est le règne des vengeances, des compromis. Les anciennes rancœurs troublent les yeux, ceux qui pourraient encore faire quelque chose, s’insurger, prendre les armes, se trompent d’ennemi. Plutôt que d’aider un Anglais, ils se rangent derrière le vainqueur. »

J. M. G. Le Clézio, Chanson bretonne suivi de L’enfant et la guerre. Deux contes

Jean-Marie-Gustave Le Clezio (2014) © CC/ActuaLitté

Le passage fait suite à l’épisode où son père se voit refuser le droit de rejoindre sa famille, mais il vaut pour quelque chose de plus large et de plus profond, le versant lâche et minable des Français. Il s’étend aussi à l’héroïsme trop ostensible et à la bravoure mise en scène, aux « grandes gueules », dont « cet » Hemingway. On laisse au lecteur le loisir d’éprouver la désapprobation contenue dans ce démonstratif, « cet ». Le Clézio est à cette hauteur-là de rage.

Il pré-achève ainsi son récit sur un court instant d’autoanalyse. Cette enfance ne l’a pas endurci, dit-il, elle « m’a rendu violent […] Cette violence, je la ressens encore, une rancœur, le sentiment d’avoir été trompé, d’avoir vécu dans un mensonge général ». Le conte ne s’en tient pas à ce constat honnête et sombre. Il finit et rebondit sur l’éclat de l’Afrique, sa lumière, le grand air, la joie retrouvée, le renversement du monde : « C’est l’Afrique qui va nous civiliser », écrit celui qui vécut la suite de son enfance à Ogoja, au Nigeria. Ce fut un enchantement pour le petit garçon. C’est un enchantement pour qui lit ces lignes et a vu, foulé et mordu la terre africaine, couleur de latérite, rouge cuivré.

Relié à Nice et à Ogoja, le triangle de la géographie leclézienne a un troisième sommet : la Bretagne. L’écrivain a vécu tous les étés entre 1948 et 1954 à Sainte-Marine, un village isolé, à l’embouchure de l’Odet, aujourd’hui déformé et emporté par la marée du progrès. Il était sur la terre de ses ancêtres, d’antiques paysans dont le nom, Le Clézio, vient du breton ar kleuziou, les hauts talus – bonheur de l’étymologie et éternité de la langue.

Chanson bretonne est un conte à peine moins violent que L’enfant et la guerre, peut-être plus triste, légèrement plus résigné, mais arc-bouté sur le refus de céder à la nostalgie. Il pourrait figurer en épilogue au chant de Jean-Christophe Bailly, Le dépaysement. Il saisit avec la même acuité l’addition d’infimes changements et de puissants courants qui ont provoqué la bascule dans la modernité. Le Clézio ne parle jamais de mondialisation, il parle de ça, la « modernité », qui a commencé tard, bien après la guerre, alors que la Bretagne sortait à peine du XIXe siècle.

Il ranime une terre qui n’est pas toujours « charmante », un pays pauvre et rude, un mode de vie rudimentaire qui lui est familier et proche parce qu’il vit au Nigeria, saisissant là quelque chose de notre commune humanité. Aucun angélisme, au contraire, c’est une universalité qui se loge dans la pauvreté et la proximité des éléments, la part in-humée de chacun de nous.

J. M. G. Le Clézio, Chanson bretonne suivi de L’enfant et la guerre. Deux contes

Enfants à Sainte-Marine, photo de Jacques de Thézac

Les jouets sont absents de cette enfance. Ils sont remplacés par les insectes, les doryphores qui déciment les feuilles des pommes de terre, les fourmis « qui ne dorment jamais », les « animalcules inconnus » et leurs sphincters, leurs muscles, toutes les bestioles que la marée basse découvre, notamment un poulpe dont le petit Jean-Marie Gustave regarde les tentacules s’enrouler autour de ses chevilles : « la rencontre est possible », écrit-il sobrement – un instant de suspens et de grâce dans ce conte.

D’autres créatures peuplent cette chanson bretonne : non pas les enfants, mais les « gosses ». L’écrivain rend ses lettres de noblesse à ce mot et tout ce qu’il charrie de simplicité, de liberté, d’ignorance des règles et des hiérarchies sociales, de cruelle insouciance. Ils sont la vie, ces gosses. Les miches de pain qu’ils rapportent de Quimper sont si dures et rassies qu’ils s’en servent de tabourets pour se reposer. Les mistons, les pêcheurs, les cultivateurs, les petites copines, les femmes en tablier… ce sont les cousins des idiots de Guyotat, né en 1940 lui aussi.

Si l’on filait la métaphore au risque de la faire craquer, on dirait que les noms bretons qui parsèment le récit en sont les gosses langagiers. Ils sont aussi drôles, bizarres et biscornus à l’oreille étrangère qu’ils sont chers à celle de l’écrivain, mais ils n’ont pas complètement disparu. Ce qui s’est effacé, écrit Le Clézio, c’est leur musique, leur caractère originel, né au cœur des familles, pas dans les écoles ni sur les radios. Le discours politique sous-tendu est extrêmement nuancé : il naît dans le goût du territoire et s’arrête au pied du front-nationalisme. De ce point de vue-là, la fierté de l’écrivain rappelant que la Bretagne est une des rares régions de France à soutenir la cause palestinienne touche.

« Quelque chose […] est resté vivant malgré la modernité, écrit-il, cela passe par certains hommes, certaines femmes, héritiers de traditions ancestrales. » En Bretagne, il y a Hervé, l’homme de la terre, Raymond Javry, pêcheur et capitaine, ou la marquise de Mortemart qui préféra quitter son château plutôt que d’y loger avec la Kommandantur. À Roquebillière, il y a Mario, le petit partisan italien mort en transportant une bombe. « On n’a retrouvé de lui qu’une mèche de cheveux roux » : ce pourrait être l’épitaphe d’un autre dormeur.

P.-S. – En coréen, glisse Le Clézio, « hyangsu » désigne à la fois l’odeur de l’eau et la nostalgie. Pour aider les lecteurs et les lectrices à supporter le confinement, nous finirons donc sur ce détail que nous leur soumettrons comme un rébus, un exercice de méditation et d’évasion.

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