Il est souvent des objets éphémères qui surgissent de l’actualité et sur lesquels, soudain, apparaît l’évidente nécessité de mener l’enquête. Ils demeurent, avouons-le, le plus fréquemment rêves de recherches. Parfois, comme ce fut le cas de Béatrice Fraenkel, juste après les attentats du 11 septembre 2001, sur les écrits new-yorkais, on fonce. Quand l’Égypte s’est soulevée en 2011, Zoé Carle a foncé.
Zoé Carle, Poétique du slogan révolutionnaire. Presses de la Sorbonne Nouvelle, 330 p., 25 €
Suivant d’abord en spectatrice lointaine la révolution égyptienne qui débuta en janvier 2011, elle plonge dans l’événement dès septembre en allant au Caire. Elle y reste deux ans. Là, elle entreprend d’étudier avec la plus grande attention ce que Louis-Jean Calvet, trente-cinq ans plus tôt, en 1976, dans l’après 68, avait nommé les « productions révolutionnaires ». Zoé Carle a ainsi constitué un énorme corpus de graffitis, slogans, pancartes, récitations de poésies des contestataires. Ce geste est doublement salutaire : politiquement, il constitue la collecte des archives d’une révolution en train de se faire ; scientifiquement, la construction d’un objet sensible passionnant.
C’est en effet en anthropologue d’un genre nouveau que Zoé Carle a mené cette enquête : elle a procédé à ses propres relevés des écrits exposés sur le terrain égyptien et elle a complété cette collecte d’un ensemble de documents (vidéos, photos ou encore imprimés) informant à la fois d’autres slogans mais aussi leur archivage en recueil notamment. L’originalité de l’approche de cette chercheuse est d’être parvenue à associer une dimension ethnologique et une lecture littéraire et esthétique. Cette « poétique du slogan révolutionnaire » située, élaborée à partir de ce matériau inédit, révèle une formidable littérature d’un sujet pluriel et collectif dont elle suit la « vie » dans des récits contemporains, l’impossible archivage parfois et la mort souvent. Si l’ouvrage fera date, malgré disons-le d’emblée une réalisation matérielle très inférieure à sa qualité intellectuelle en dépit de très bonnes reproductions de photographies, c’est que Zoé Carle soumet ses hypothèses égyptiennes dans un second temps à une histoire contemporaine des slogans et en particulier à ceux de 68 en France. Se nourrissant des travaux à la fois de la linguistique, de l’histoire et de la théorie littéraires, de la sociologie pragmatique ou encore des sciences politiques, l’auteure propose ainsi une nouvelle théorie de cette forme brève qui revêt l’allure aussi bien d’un chant, d’un graffiti, d’une banderole, d’une performance, d’une citation… et avec elle aussi une autre pensée de la chose politique.
Le livre de Zoé Carle, construit en six chapitres, n’est pas pour autant un traité de poétique aride mais le récit d’une recherche, d’une pensée au travail, qui, à la manière de Ryszard Kapuscinski en ouverture de son magistral portrait du Shah (1982), rapporte cette confrontation permanente à l’événement puis à ses traces. La révolution égyptienne est ainsi le théâtre d’une extraordinaire explosion de mots dont Carle ne fait pas l’économie de l’analyse lexicale : si « Dégage ! », « Dégage, j’ai mal à la main », « Dégage, ma femme me manque. Marié depuis 21 jours », « Dégage, ma femme est enceinte et elle va accoucher mais le bébé ne veut pas te voir »… ces variations à l’adresse du président Moubarak sont analysées, ce sont aussi des slogans moins connus, plus mineurs pourrait-on dire, comme « Nous n’aurons pas peur, nous ne courberons pas l’échine, nous détestons la voix basse », « Élève, élève, élève ta voix, celui qui chante ne mourra pas »… ou encore les slogans islamistes que la chercheuse passe au crible de son étude. Zoé Carle ne cède jamais à la fascination ni à la compilation. Elle enregistre, mesure, met en relation.
Dans le premier chapitre de l’ouvrage, elle relate l’enquête au jour le jour, citant de longs extraits de son journal de terrain, associant ainsi le lecteur à la construction de ce regard, à la manière dont il se fixe ici sur l’infime écrit pour ensuite plus loin tenter un long panorama dans la foule qui suit le « chanteur de slogans ». Si ce regard produit une cartographie, avec ses scènes de production, de circulation mais aussi d’archivage, il met aussi en évidence une temporalité singulière, un « rythme révolutionnaire » — reprenant de manière très féconde la perspective développée par le philosophe Pascal Michon. Sont ainsi remarquables les pages que consacre Carle au rythme des slogans qui « est à la fois la marque et la condition de possibilité d’un sujet collectif en gestation dans les interstices laissés par la vacance momentanée du pouvoir ». L’auteure confronte cette temporalité du soulèvement et le temps de la littérature, avec la mise en récit de ces énoncés révolutionnaires. La Commune de Louise Michel, les Récits de notre quartier de Naguib Mahfouz (1975) ou encore le Vogliamo tutto [Nous voulons tout] de Nanni Balestrini sont ainsi convoqués.
Zoé Carle entend en effet, on l’a dit, mettre en lumière une poétique moderne dont le cas égyptien serait une manifestation. Aussi, un deuxième moment a pour objectif de qualifier poétiquement « cette forme brève moderne » qu’est le slogan. Un détour par l’histoire s’impose, par le XIXe siècle, qui n’est plus seulement celui des communards mais celui de Marx, par le XXe siècle aussi de Lénine et de Breton. Mai-juin 68 marque une rupture et libère le slogan de la propagande, ce que Calvet, à qui Carle rend hommage, entérine théoriquement en l’autonomisant comme objet d’étude à l’intersection des analyses politiques, poétiques et littéraires et en le reconnaissant comme outil de « subtils processus de subjectivation politique, par la mise en forme d’une langue commune polémique, qui ne s’interdit pourtant pas le recours aux jeux de mots et à une poétique singulière ». Dans cette tentative de définition, Carle se fait plus précise encore, ajoutant à la proposition de Jaume Ayats – « une locution proférée collectivement dans le cadre d’autonomie linguistique, d’une transmission minimale ‟d’information”, mais représentant la constitution et la force d’un groupe » – d’une part une dimension pragmatique et d’autre part un aspect stylistique. Elle consacre en ce sens un développement très convaincant à l’œuvre du poète Ghérasim Luca – sur qui on a pu voir une exposition au MNAM du Centre Pompidou en 2018 – et au détournement de cette forme pauvre qu’il opère à des fins poétiques et métaphysiques. Carle y voit historiquement « la première reconnaissance de la forme du slogan par la littérature intentionnelle, avant les expérimentations d’Antoine Volodine et de Maria Soudaïeva ».
La dernière partie de ce très dense volume montre comment, une fois le slogan reconnu comme forme autonome, il est possible de suivre la biographie de chacun d’entre eux : de sa naissance (son élaboration) à sa disparition ou à sa mise en archives. Considérés comme des objets vivants, agissants, les slogans des Égyptiens en 2012 mais aussi ceux des indépendantistes corses, des contestataires de 68 en France ou au Mexique se nourrissent de différentes rhétoriques (humour, tragique…) pour, dans le meilleur des cas, devenir signes. C’est alors que le slogan circule, est repris, enregistré, et patrimonialisé. Zoé Carle en fait la démonstration à partir d’un contre-exemple, celui d’un slogan dans la mémoire de mai-juin 68 : « À bas le gouvernement gaulliste anti-populaire du chômage et de la misère » passé à la postérité comme ratage. L’auteure s’intéresse enfin aux initiatives d’archivages des slogans, telles que les « bibliothèques numériques de la révolution égyptienne » et à leurs effets sur les slogans. À ses yeux, ces archivages offrent la possibilité de cycles de vie différents pour les slogans ; leur mort n’est pas dans les boîtes d’archives ou dans les disques, mais dans les phénomènes de récupération marchande ou encore de banalisation. Mais c’est en Égypte que Zoé Carle clôt provisoirement son chantier avec l’étude du devenir de la rue Mohammed Mahmoud et de l’utilisation par le marché de l’art contemporain, à des fins humanitaires (les droits des femmes en Égypte), du « capital révolutionnaire » de cette rue du Caire. En somme, par la mort d’un double effacement.