Des âmes en feu

Les ardents est un roman flamboyant. Nadine Ribault y décrit dans des phrases intenses les tourments et les désirs de trois femmes fortes. Dans la Flandre du XIe siècle, aux points de rencontre entre terre, mer et ciel, leur affrontement vaut pour toute une population atteinte d’un mal qui brûle de l’intérieur les corps et les âmes et les brise comme du bois sec.


Nadine Ribault, Les ardents. Le Mot et le Reste, 212 p., 19 €


Le château de Gisphild n’est qu’une tour de bois posée sur sa motte féodale. Soumis aux vents marins, au sel et au gel, il pourrit sur place, comme tout ce qui vit aux alentours, et ne continue à se dresser que par la volonté de sa châtelaine. Aussi sombre et âpre que le pays, dotée d’un fils, Arbogast, rude guerroyeur, mais lunatique, sujet à des fureurs de sauvage et à d’« étranges absences », renfermée dans sa place forte qu’elle arpente, Isentraud ne vit que pour son fief et son pouvoir, pour ce domaine qu’elle scrute de ses remparts et qu’elle maintient en dépit de tout et de tous, par la peur.

L’autorité d’Isentraud va s’éprouver à l’aune de deux autres femmes, dont la puissance, d’apparence moindre, prend davantage de détours pour se manifester. Goda vient du Sud, du comté de Boulogne, plus civilisé. « Romaine », douce et charitable aux malheureux, digne quelles que soient les avanies que lui fait subir Isentraud, résistant par son silence, Goda correspond aux valeurs chrétiennes et seigneuriales de la dame idéale. Car Arbogast, d’un voyage « au milieu des collines du Boulonnais, qui tant différaient, charmeuses, enjôleuses et souriantes, de son propre pays des Flandres maritimes », a ramené cette jeune épouse, avec ce « qu’elle lovait en son sein de beauté, d’intelligence, d’éclat, de patience, d’affabilité, de rareté ». Instantanément, la maîtresse de Gisphid la hait et détourne d’elle son faible fils. Recluse, affamée, Goda montre les vertus d’une sainte et gagne ainsi les cœurs, accomplissant ce qu’Isentraud redoutait : saper son pouvoir.

Enfin, dans la forêt et le marais proches, court Abrielle. Orpheline, ni noble, ni servile, n’appartenant à aucun milieu et à tous, au fait des secrets de la nature, sorcière et guérisseuse, elle est libre comme les terres qu’elle parcourt, rétives à la rigidité féodale.

Nadine Ribault, Les ardents

Nadine Ribault © Nadine Ribault

À côté de ces femmes, les hommes ont moins de force. Sire Bruny, vassal et frère d’armes d’Arbogast, a bien du mal à se montrer à la hauteur de ses devoirs chevaleresques. Il a au moins le mérite d’essayer. Quant à Inis, le jeune chevrier, ses grâces et ses petitesses sont celles d’une humanité moyenne, loin des prétentions de grandeur de l’aristocratie.

Les désirs qui tourmentent ces personnages les surprennent eux-mêmes. L’écriture de Nadine Ribault en exprime la complexité et l’opacité en nous les faisant découvrir en même temps qu’au personnage. Pour dévoiler la rage des sentiments, elle montre comment êtres et domaine s’influencent sans cesse dans ce pays de confins où se brouillent l’eau et la terre, le marais et la dune, la forêt et la lande. Les émotions y stagnent, mûrissent, fermentent, avant de surgir quelquefois comme un feu de paille, trompant même ceux qui les éprouvent, quelquefois comme un incendie. Les personnages hésitent, décident trop tard ou trop vite. Bruny s’épuise à concilier ses allégeances contradictoires envers sa suzeraine Isentraud, Goda, la dame bafouée, et Abrielle, la fée dont il est amoureux. Abrielle qui le repousse avant de l’attirer soudain à elle. Et inversement.

Dans ce pays peu domestiqué, humide, où tout se gâte, une maladie terrible frappe comme une malédiction : le Mal des Ardents. Entre documentaire et allégorie, le roman nous décrit ses effets hallucinés : feu intérieur, brûlure et froid, peine, folie, gangrène sèche noircissant, durcissant et enfin cassant d’un seul coup les extrémités. Puis les membres entiers. Pour remercier Dieu, ou pour l’implorer, les jambes tombées iront garnir les chapelles en manière d’ex-voto.

Cette maladie historique, causée par l’infection du seigle par un champignon, l’ergot, progresse chez Baudime l’Ardent. Exilé dans la forêt, il ressemble d’abord à un sage ou à un ermite, conseillant Abrielle, la maudissant pour ses foucades. Il a vécu, a voulu voir le monde, a voyagé, et en a conclu « ceci : ce ne sont pas nos idéaux qui doivent voler en éclats, ce sont les têtes des bourreaux ».

Nadine Ribault, Les ardents En attendant Nadeau

« Dans les ruines de Sodome et Gomorrhe », collage, 2012 © Nadine Ribault

Mais le feu gagne Baudime, qui sombre dans le délire : « L’état de Baudime empira. […] De nouveau, il entendit ses voix et ses voix lui disaient que la vie était invivable, le monde une insupportable affaire, qu’il était urgent de cisailler les longues dents qui poussaient, ces derniers temps, aux rapaces de tout acabit, qu’il fallait condamner les vœux de chasteté, que la liberté de choix prévalait. Il demandait alors à ses voix de répéter et ses voix répétaient strictement la même chose ». Ce n’est pas seulement le délire de Baudime. Goda, la fille d’un comte, la sainte héroïque, envoie promener le prêtre, et Abrielle, l’élève de l’Ardent, tire l’enseignement qui s’impose : « le prince, le père et l’évêque ne sont pas aptes à défendre ceux qui souffrent à moins d’y être acculés par le peuple ».

À mesure que l’hiver gèle Gisphis, les Ardents se multiplient dans les bois : « La famine répandit son venin. Les gens mangèrent n’importe quoi ». Malgré les soins d’Abrielle, infirmière dressée de toute sa liberté contre la maladie, « tout allait de travers et tout à reculons », le Mal s’étend, les douleurs augmentent. Dans ce pays pluvieux, humide, spongieux, le feu invisible dévore les corps et les âmes : « Ainsi, la matière à présent s’en allait, la chair même du domaine, sa consistance, sa matière chaude et concrète ». La châtelaine autoritaire retranchée dans sa forteresse a conduit son peuple au malheur, La dame charitable et exemplaire ne l’a pas sauvé. Seule la sauvageonne indocile apporte un réconfort. À la fin, au sortir de l’adolescence, restent Abrielle et Inis, la fille des bois et l’imparfait chevrier. La vie.

Il est difficile de dire tous les bonheurs d’écriture des Ardents, toutes les images qui condensent la pensée et les émotions, les représentent dans leurs hésitations, et dans leur jaillissement : quand, après mille précautions, on brûle ses vaisseaux. Ces personnages songeurs, perdus en eux-mêmes, irrésolus ou colériques, consumés de l’intérieur, nous ressemblent par leurs questionnements. Et tant mieux, parce qu’ils sont magnifiques.

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