Un roman à clé USB

Jean Detrez travaille à la Commission européenne sur des sujets sensibles. Des lobbyistes l’approchent. L’un d’eux perd une clé USB dans le hall d’un hôtel lors de leur rencontre. Cet objet et quelques autres font de La clé USB, le nouveau livre de Jean-Philippe Toussaint, un roman qu’on ne lâche pas jusqu’à sa fin, comme un thriller. Mais les fausses pistes ne sont pas l’apanage de Hitchcock.


Jean-Philippe Toussaint, La clé USB. Minuit, 192 p., 17 €


Chez le cinéaste américain, on parle de « Mac Guffin ». Dans Psychose, le spectateur est persuadé de regarder un film sur une voleuse, qui s’enfuit en voiture avec une forte somme. Cet argent est la piste qui nous fascine et autour de laquelle le maitre du suspense crée un climat angoissant, étouffant. Et puis l’héroïne arrive dans un motel. Dans La clé USB, de Jean-Philippe Toussaint, l’objet tombé d’une poche de lobbyiste crée un effet voisin, au point que Detrez y voit un piège. Mais commençons par rembobiner…

Jean Detrez est spécialiste de blockchains, ces procédés de stockage qui multiplient les possibilités dans le domaine de la création de cryptomonnaies, entre autres. Son métier est aussi de préparer l’avenir dont il est devenu « un expert », « mais de l’avenir de l’alimentation, de l’avenir de l’Otan – de l’avenir du monde, jamais de mon propre avenir ». Lequel est « bouché » depuis que Jean s’est séparé de Diane, à qui il n’adresse plus la parole, sinon pour des questions pratiques comme la garde de leurs jumeaux. C’est un homme prudent, assez inquiet pour se méfier de tous ceux qui, connaissant son domaine d’étude, veulent l’influencer. Parmi eux, une société de conseil nommée XO-BR, et ses deux figures majeures, John Stavropoulos et Dragan Kucka. À ce duo se joignent deux autres lobbyistes qu’on entrevoit, ou plutôt que croit voir le narrateur lors de ses voyages. Ces oiseaux très spéciaux veulent installer du matériel de minage en Bulgarie. On appelle ainsi les ordinateurs qui fabriquent les équations utilisées dans ces blockchains. Sans entrer dans le détail, disons que des sommes énormes sont en jeu, que les escroqueries sont fréquentes, et que des puissances extra-européennes s’intéressent à cette installation ; pour être précis, une entreprise chinoise basée à Dalian.

Detrez prend toutes les précautions envisageables pour échapper aux lobbyistes et à ceux dont ils défendent les intérêts. Il n’accepte même pas de se faire offrir un café dans un bar, et bien sûr leur interdit l’entrée de son bureau à la Commission européenne. Mais quand il ramasse la clé USB tombée de la poche de Stavropoulos, quand il accepte l’escale en Chine que celui-ci lui offre pour rencontrer les patrons de l’entreprise à Dalian, tout devient possible. Et comme le lecteur s’identifie à cet individu solitaire, démuni face aux puissances, on lit, on a peur, on se prend au jeu en somme. Un peu comme on aura pu s’identifier au député qui lutte contre les pesticides dans l’excellente série Jeux d’influence, diffusée au printemps dernier sur Arte.

Mais nous lisons ici un roman de Jean-Philippe Toussaint et, si l’intrigue crée une forte tension, l’écriture du narrateur, voire de l’auteur, ouvre d’autres voies, avec parenthèses (l’espace de l’ironie chez Toussaint) et digressions, qui nous conduisent au cœur du récit. Ainsi de ce « blanc » par lequel s’ouvre le roman. Detrez est rentré à Bruxelles, après avoir voyagé de Roissy à Tokyo en passant par Pékin et Dalian. De ces deux jours, rien ne reste. Pas davantage pour lui que pour les siens. Les aventures qu’il connaît en Chine ont quelque chose d’étrange, d’incertain. D’irréel même : « Je regardais cette ville inconnue à travers la vitre du taxi, et je songeais que, dans cette parenthèse dans ma vie que constituait ce voyage en Chine, au cœur même de ce blanc que j’avais ménagé dans mon emploi du temps, j’étais en train d’ouvrir une nouvelle parenthèse en quelque sorte, encore plus secrète, encore plus vertigineuse. J’étais maintenant en train de m’enfoncer profondément dans la clandestinité, de sorte que plus personne au monde ne pouvait savoir où j’étais en ce moment et ce que j’étais en train de faire. »Une parenthèse comme l’était Fuir, deuxième tome de M.M.M.M., sa tétralogie, qui se déroulait pour l’essentiel dans un train entre Shanghai et Pékin.

Jean-Philippe Toussaint, La clé USB

Jean-Philippe Toussaint © Éric Garault

Monsieur Gu et Jimmy de Dalian Weilei Technologies, fabricants de ces machines à miner qu’ils veulent installer dans des États européens des Balkans, n’ont pas l’air surpris par ses investigations dans leurs locaux, même quand elles sont nocturnes. Le premier l’accueille, le second, un geek de dix-neuf ans qui sait comment entrer dans les systèmes les mieux protégés, lui montre ce qu’il sait faire. Dans ce monde du secret, voire de l’escroquerie, Detrez a les portes ouvertes. Par exemple, cette backdoor, « porte dérobée » sur laquelle il glose tant cet adjectif lui plait, qui permet de tout savoir.

Detrez se méfie de tout, et de tous, se sent épié. Un incident, aux toilettes, le fait basculer dans une sorte de cauchemar. On lui vole son ordinateur alors qu’il ne peut réagir. Il poursuit en vain le voleur. Son séjour à Tokyo, pour deux conférences très importantes, donne lieu à un autre blanc, lorsqu’il doit improviser son intervention. Il n’ose avouer qu’il n’a plus d’ordinateur, se mure dans le silence, par « refus d’exprimer les choses ». Une parenthèse matérialisée dans l’espace de la page par un vrai blanc, page 128.

Il agit comme dans un mauvais rêve, quand tout se ligue contre vous, quand la faiblesse se manifeste à travers les signes les plus grossiers, banals : un pantalon qu’on ne peut remonter et ajuster, des notes illisibles, désordonnées, qui ne permettent pas de discourir, quand le noir se fait dans la salle et que des projecteurs vous éblouissent, rendant l’encre invisible sur les pages, comme blanche. Mais ces signes cachent l’essentiel, ce que le narrateur ne peut et ne veut s’avouer : son père va mourir et il ne l’accepte pas. On le sait quand il rencontre Stavropoulos et que ce lobbyiste habile lui montre tout ce qu’il sait de lui, en faisant allusion à ce père tant aimé. Et si blanc il y a, c’est aussi lors de ces deux jours où Detrez ne peut plus échanger avec son frère ou sa mère, parce que son téléphone n’a plus aucun réseau, et que son ordinateur lui a été dérobé.

À son retour, il apprend qu’un attentat a ensanglanté Berlin, après ceux de Paris et de Bruxelles, et que l’état de santé de son père a empiré. Il avait « le pressentiment d’un désastre », croyait le vivre en Asie, il se rend compte que le vrai motif d’inquiétude est en Europe : « je me demandais si, tout au long de ce voyage, je ne m’étais pas construit des sujets d’inquiétude artificiels, pour me détourner de l’anxiété plus foncière, la seule qui importait, que j’éprouvais en raison de la maladie de mon père, pour me cacher en quelque sorte à moi-même la vraie nature de l’angoisse qui m’étreignait ».

Le roman prend alors une nouvelle dimension et, au-delà de la voix du narrateur qui cherche à remplir le blanc, c’est celle de l’auteur qu’on entend. Les rues de Bruxelles ou de Paris qu’il nomme, les immeubles qu’il évoque dans la capitale belge ou la française, le parc de la Plaine dans lequel il jouait enfant, tout cela est le monde de Jean-Philippe Toussaint. Derrière le père de fiction, haut fonctionnaire, on devine celui, réel, qui a longtemps été journaliste. Les espoirs de Jean-Yves Detrez, sa foi en l’Europe pour laquelle il a consacré l’essentiel de sa vie, vacillent avec sa santé : le cancer est la maladie qui le mine, et qui mine un continent divisé, déchiré par les crises grecque et ukrainienne.

Jamais l’écrivain Toussaint ne s’est autant dévoilé qu’ici, pas même dans Autoportrait (à l’étranger) ou dans L’urgence et la patience. Et ce dévoilement, toujours pudique, réservé, il va jusqu’à en dire la part la plus secrète, révélant sa difficulté à exprimer ses émotions, comme lorsqu’il voit le corps de son père décédé : « Plutôt que de me sentir ému, plutôt que d’être submergé par l’émotion comme je l’avais été une demi-heure plus tôt à La Plaine, je pensais simplement que c’était émouvant. Je pensais en ces termes : ‟C’est en effet, très émouvant”. »

C’est la dernière page du roman, et c’est magnifique (même si je n’aime pas employer les superlatifs).


Lire aussi le point de vue de Luciano Brito en suivant ce lien.

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