La mort de la raison

Disques (15)

Le flûtiste à bec Giovanni Antonini conçoit et enregistre avec son ensemble Il Giardino armonico un programme ambitieux de pièces musicales de la Renaissance. Le disque est accompagné d’un copieux livret dans lequel Érasme et Jérôme Bosch, entre autres, illustrent à leur façon « la mort de la raison ».


La Morte della ragione. Il Giardino armonico. Giovanni Antonini, flûtes à bec et direction. Alpha, 19 €

Il Canto delle dame. Maria Cristina Kiehr, soprano. Concerto Soave. Jean-Marc-Aymes, clavecin, orgue et direction. Ambronay Éditions, 20 €


Giovanni Antonini, chef et flûtiste de l’ensemble Il Giardino armonico, signe un livre-disque qui met en valeur avec une rare justesse la correspondance entre les arts. Les œuvres sélectionnées proviennent des XVe, XVIe et XVIIe siècles. Une savante organisation permet de faire tomber les frontières spatiales et temporelles : les musiques italienne, franco-flamande, anglaise et allemande, de même que les époques, se confondent. La formule « la mort de la raison », qui donne son titre à l’album, fait assez naturellement référence à l’Éloge de la folie. Antonini place dès lors son programme sous l’autorité d’Érasme qui envisage deux formes de folie. Celle qu’illustre le début du disque « se produit chaque fois qu’une douce illusion de l’esprit délivre l’âme de ses soucis angoissants et la plonge dans une volupté multipliée [1] ».

La Morte della ragione. Il Giardino armonico. Giovanni Antonini

Suivant l’art de la rhétorique aristotélicienne, Antonini entame son enregistrement par un prélude puisque, peut-on lire dans la Rhétorique, « l’exorde est le début du discours, ce qui correspond en poésie au prologue, et dans un morceau de flûte au prélude, car ce sont tous des débuts, qui ouvrent la voie, pour ainsi dire, à celui qui s’y engage. Le prélude est similaire à l’exorde des discours épidictiques, car les joueurs de flûte interprètent d’abord ce qu’ils savent bien jouer, puis y rattachent la tonalité principale du morceau [2] ». Antonini improvise donc un prélude très bref mais qui suffit à donner le caractère du morceau suivant, La Morte della ragione, pavane anonyme du XVIe siècle : un bavardage incessant, que se transmettent deux flûtes et deux cornets à bouquin, se superpose au rythme ample de la pavane. Le flûtiste reprend à peine son souffle pour se lancer à corps perdu dans la gaillarde qui suit, selon la tradition de l’époque. Dans cette pièce de Giorgio Mainerio (XVIe siècle), après une petite introduction accompagnée à la harpe, Antonini fait montre sur sa flûte d’une virtuosité absolument folle. Il ajoute des diminutions telles que les notes de musique ne semblent plus compter ; prime la ligne au sein de laquelle les appuis rappellent la sage introduction. La démonstration du flûtiste orateur se conclut provisoirement sur In Nomine Crye (Christopher Tye, XVIe siècle). Deux cornets à bouquin entraînent deux vièles à archet et un violone (grand violon, grave, de l’époque Renaissance) dans les rues de Londres pour, suggère Antonini, accompagner les cris d’un marchand ambulant.

En guise d’interlude qui aurait pu être chanté, les six pistes intitulées De tous biens plaine constituent un ensemble représentatif de la musique de l’école franco-flamande du XVe siècle. Cette chanson de Hayne van Ghizeghem est, dans le disque, d’abord interprétée dans sa version originale à trois voix (endossées par la flûte à bec et deux vièles) sans aucune diminution (procédé d’ornementation qui consiste à ajouter des notes à une mélodie existante). Dans les versions suivantes, de Josquin et d’Alexander Agricola, on reconnaît certaines voix conservées, mais dans un environnement musical totalement différent (d’autres voix sont réécrites, l’instrumentation est modifiée, des diminutions sont ajoutées). C’est à un bel exercice qu’est convié l’auditeur : selon sa sensibilité, il peut observer un même sujet photographié sous différents angles ou, de façon plus méticuleuse, découvrir les maints détails d’un tableau de Jérôme Bosch, ainsi que le permet le livret du disque qui consacre sept illustrations au seul peintre du Jardin des délices.

La Morte della ragione. Il Giardino armonico. Giovanni Antonini

La suite du programme propose des évocations de l’autre forme de folie décrite par Érasme, celle des « Furies vengeresses » qui « introduisent dans le cœur des mortels l’ardeur pour la guerre ». Le genre musical de la Battaglia s’impose de lui-même avec deux exemples, l’un anonyme du XVIe siècle, l’autre de Samuel Scheidt (XVIIe siècle). Pour le compositeur, il s’agit d’imiter l’univers sonore (harmonies, mélodies, rythmes) d’une bataille. Les autres pièces permettent à l’ensemble Il Giardino armonico d’utiliser une palette sonore assez incroyable : quatorze instrumentistes s’associent en des formations sans cesse ajustées, comme c’était le cas à la Renaissance où les parties vocales étaient souvent confiées aux instruments. Les couleurs musicales qui en résultent sont inouïes. Au milieu de ce disque en tout point admirable, Upon la mi re de Thomas Preston (XVIe siècle) réunit, une fois achevée l’exécution de la pièce écrite, la flûte et le cornet à bouquin pour des improvisations aux accents très modernes sur une basse obstinée de trois notes (la, mi et ) assurée par deux vièles : tout confère à la pièce un caractère absolument mystérieux.

Artemisia (pour une extraordinaire Judith décapitant Holopherne de 1611) et Cristina Campo (avec une citation des Impardonnables, datant de 1987) sont les seules femmes citées dans l’ensemble du livret. On regrette que les compositrices de musique instrumentale de la Renaissance n’aient pas encore été redécouvertes. En tout cas, aucune ne figure au programme musical de La Morte della ragione. Signalons donc le disque de référence Il Canto delle dame dans lequel Maria Cristina Kiehr, accompagnée par Jean-Marc Aymes et le Concerto Soave, prête sa voix, au timbre unique et précieux, aux œuvres des compositrices italiennes du Seicento. Dans le livret d’accompagnement, on apprend qu’au XVIIe siècle, dans les cours du nord de l’Italie, les femmes trouvaient « le moyen non seulement de composer, d’être reconnues par leurs pairs, mais aussi de publier leur œuvre ».


  1. Érasme, Éloge de la folie, traduction de Jacques Chamorat, Le Livre de poche, 1991.
  2. Aristote, Rhétorique, livre III, traduction de Pierre Chiron, GF-Flammarion, 2007.
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