La Méditerranée n’est pas un roman

Marie Darrieussecq a du métier. Avec une régularité de métronome, elle livre au lecteur, au choix, un récit frôlant le fantastique, ou, au contraire, un récit réaliste, reflet de la vie quotidienne d’une femme du XXe-XXIe siècle et reflet de l’actualité des mois qui ont précédé l’écriture du livre. La mer à l’envers appartient à cette seconde veine. C’est l’histoire de Rose Goyenetche, psychologue, mariée, qui s’offre une croisière en Méditerranée avec ses deux enfants, quand soudain un bruit inattendu la réveille en pleine nuit. Qu’est-ce ? Un canot débordant de réfugiés venus d’Afrique.


Marie Darrieussecq, La mer à l’envers. P.O.L, 256 p., 18,50 €


La nuit est celle du 24 décembre. Noël, donc. Mais Noël sur un gros paquebot de croisière, comble de divertissement industriel, c’est affreux. Marie Darrieussecq le sait et le décrit parfaitement : la laideur des quatre mille passagers, leur ivresse et leurs rots, la world food, notre société consumériste et vaine.

Darrieussecq rime avec Houellebecq. Chez l’une comme chez l’autre, rien ne vient racheter l’excès de bien-être, surtout pas une nuit de Noël. Mais la première est plus polie, plus retenue, quand le second est franchement complaisant. La première est de bon goût politique, quand le second se vautre sur les plages de l’extrême droite. Enfin, la première introduit dans ce roman, La mer à l’envers, une figure de rédempteur qui s’appelle Younès. Appliquée, elle rappelle qu’en arabe Younès signifie Jonas, ce que son « héroïne », Rose, découvre sur un site nommé Magicmaman. La parabole de la baleine qui recueille Jonas jeté dans une mer furieuse est là, mais amaigrie.

Le personnage principal de La mer à l’envers n’est donc peut-être plus notre mère de famille qui vit une douce crise existentielle (quitter ou ne pas quitter Paris ? quitter ou ne pas quitter son mari agent immobilier ?). C’est aussi lui, Younès, ce jeune réfugié qui accroche son regard et son instinct maternel parce qu’« il ressemble à son fils », parce qu’elle sent « la force du fluide entre eux ». À partir de là, le scénario du roman est en place : grâce au portable de son fils que Rose donne à Younès, celui-ci se rappelle à elle régulièrement, tel le tic-tac de la mauvaise conscience, et finit par avoir raison de son cœur. Entre-temps, Rose est rentrée de croisière et a emménagé dans son sud-ouest natal, si bien qu’elle traversera toute la France, guidée par son GPS, France Inter et quelques biscuits au sarrasin, pour aller sauver Younès à Calais où il a échoué.

Marie Darrieussecq, La mer à l’envers

Marie Darrieussecq © Charles Freger

D’une trame aussi transparente, que faire ? L’histoire est réaliste, vraisemblable et signifiante, voire aveuglante. Marie Darrieussecq est sans doute sincère, sûrement bien intentionnée, et écrivaine efficace. Elle rédige plutôt bien, vite, découpe ses phrases qui ne dépassent jamais quatre lignes, ponctue beaucoup ; elle a bien enregistré la leçon durassienne dont on entend de très lointains échos. Elle distingue méthodiquement les paragraphes, utilise un vocabulaire hypra contemporain, use et abuse d’onomatopées (des pouf, des plic-plic, des bong), du mot « truc », du pronom « ça » qu’on ne sait comment interpréter – sans doute est-il lié à sa connaissance de la psychanalyse et à sa plume rapide. Il y a de très jolies images, mais aussi quelques belles expressions devenues éculées : « toute la misère du monde », « les hommes d’équipage ».

Marie Darrieussecq introduit d’infimes variations de point de vue qui permettent une esquisse d’ironie. « Rose s’énervait, son fils s’énervait aussi, tu me fais rire avec ton gauchisme de bourge – Quoi ? » Qui parle ? Qui se moque de Rose ? Qui se rit de Marie Darrieussecq ? Elle-même ? Il est impossible de répondre. La mer à l’envers est un roman absolument désengagé et apolitique. Il est nimbé de bienveillance mais il gênera certains lecteurs à cause de tant de vertu et si peu de questions ouvertement posées. Le dérangement est maintenu à son plus bas degré.

Younès est là, en un faux premier plan, mais l’Afrique est loin, très loin. Ni Rose ni la narratrice ne semblent la connaître, encore moins avoir envie de la connaître. L’Afrique est ce continent qui n’existe qu’au bout des connexions Internet de l’une et de l’autre, sur GoogleEarth, réduit à quelques noms géographiques vaguement effrayants. La mer à l’envers est un roman où l’on zoome et dézoome beaucoup. On a peur de confondre Niger et Nigéria. Le mot « Libye » fait manifestement plus peur que les autres, comme un grand trou sableux. Érythrée, Syrie, Soudan, Tchad, c’est tout un.

Le plus troublant n’est pas l’ignorance de la narratrice ou de son personnage – elle est courante en Europe. Il y a peu de chances que Marie Darieussecq en sache aussi peu, mais on est en droit de se demander si elle déplore cette ignorance, si elle la constate, si elle la redouble ou si elle s’en moque. Que pense-t-elle ? Où est-elle ? Qui est-elle ? Il manque un point de vue, une position, une morale. Peut-être est-ce à l’image du silence embarrassé de beaucoup face à la détresse des migrants, mais on est mal à l’aise. Rien n’interdit de puiser un sujet dans l’actualité, mais il faudrait plus de fond, plus de vérité, moins de cette intelligence teintée d’opportunisme. Un roman a beau être le miroir de son temps, la littérature voudrait qu’il soit légèrement déformant.

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