Entretien avec Laurent Demanze

Enquêtes

Un nouvel âge de l’enquête de Laurent Demanze, publié en avril 2019, décrit un ensemble d’écritures de l’enquête ou d’enquêtes littéraires qui, dans le prolongement de Perec, réaffirment les savoirs de la littérature. En attendant Nadeau s’est entretenu avec l’auteur sur ce phénomène apparent de « retour au réel ».


Laurent Demanze, Un nouvel âge de l’enquête. Corti, coll. « Les essais », 292 p., 23 €


Laurent Demanze, Un nouvel âge de l’enquête

Laurent Demanze © D.R.

Quelles hypothèses pourrait-on faire sur ce que révèlent les littératures de l’enquête de nos rapports contemporains au réel, au temps ou à la mémoire ? De quels phénomènes extérieurs à elles la profusion d’enquêtes en littérature pourrait être un symptôme spécifique de notre contemporain ?

Bien des critiques ont récemment emboîté le pas à ce que Hal Foster a nommé un retour au réel. Ces flux et ces reflux dans le mouvement des esthétiques et des champs artistiques, je voudrais les inscrire dans un contexte élargi, en pensant l’obsession contemporaine de l’enquête dans ce que l’on pourrait appeler une inquiétude du réel. Si le réel s’impose comme un enjeu, c’est précisément qu’on en perçoit l’opacité, que son appréhension est fragile et que son institution est contestée. Les récents débats autour des fake news, de la post-vérité, ou plus lointainement sur les simulacres ou le storytelling, disent bien le sentiment que les logiques profondes du réel échappent et suscitent la perplexité comme le sentiment d’un secret dissimulé. C’est là certainement une opacité de longue date, et mon essai met en évidence que cette fragilité du réel a déjà été fortement éprouvée à la fin du XIXe siècle, au moment même où les protocoles et les formes de l’enquête s’inventent : Dominique Kalifa et Luc Boltanski ont dit avec force le sentiment d’illisibilité provoqué par la démocratisation et la naissance des foules indistinctes. D’où la nécessité d’inventer des outils d’élucidation et de déchiffrement, tant scientifiques (anthropologie criminelle) que littéraires (typologies). Cette opacité s’éprouve aujourd’hui de manière sans doute accrue, à l’heure où le consensus sur le monde vole en éclats, dans une représentation fragmentée et contradictoire. D’où l’urgence contemporaine d’enquêter à nouveau, non pour stabiliser une représentation homogène du réel, mais pour en creuser le dissensus, en captant parfois la force romanesque que recèle ce sentiment d’un secret dissimulé du réel.

Philippe Artières, Jean-Christophe Bailly, Didier Blonde, Emmanuel Carrère, Éric Chauvier, Hélène Gaudy, Ivan Jablonka, Emmanelle Pireyre, Jean Rolin, Olivia Rosenthal, Philippe Vasset… la proximité entre écriture et enquête est-elle propre à ces auteurs d’une même « génération », ou bien peut-on aller jusqu’à définir à travers elle une ligne directrice de la création contemporaine ?

L’essai est scandé par des arrêts sur lecture, sans doute par goût personnel pour des traversées rapprochées d’une œuvre. Même si j’ouvre ces lectures de manière plus panoramique, notamment en littérature étrangère, les écrivains et les écrivaines de langue française que vous citez sont d’abord la trace de rencontres et de fréquentations. D’autres silhouettes auraient pu être sollicitées (Nathalie Quintane, Patrick Deville, Mathieu Larnaudie, Bérengère Cournut…), des focales être déplacées, des intensités modifiées. Mais ces écrivains sont aussi les emblèmes d’un esprit d’époque qui traverse les générations et les formes de la culture contemporaine. La parution presque simultanée du bel essai de Danièle Méaux, Enquêtes. Nouvelles formes de photographie documentaire, marque suffisamment que cette obsession de l’enquête traverse les formes artistiques et les espaces nationaux. Du théâtre documentaire à Sophie Calle ou Christian Boltanski, il y a manifestement une ambition de documenter le monde, par le recours aux archives et aux pièces attestées.

De façon évidente, ce qui se joue dans le champ contemporain, c’est la fin d’une opposition cloisonnée entre science (pensée comme positiviste, objective, désintéressée) et création (décrite comme arbitraire, subjective) : on assiste aujourd’hui à une extension du domaine de l’enquête, en mettant en évidence que l’enquête est un processus de création et qu’inversement la création invente son protocole d’investigation. L’émergence de la recherche-création en est sans doute un symptôme particulièrement frappant.

Ces auteurs, dites-vous, semblent à la fois vouloir « se frotter au monde » et dire que « l’écrivain est comme tout le monde ». Ces positions ne sont-elles pas contradictoires (puisque le besoin d’exploration dit bien une non-appartenance) ? L’enquête et la démocratisation qu’elle permet forment-elles une nouvelle mythologie de la littérature ?

Je ne suis pas sûr qu’il y ait nécessairement contradiction entre une revendication démocratique et le sentiment d’une césure avec des expériences éloignées. J’inscrirais volontiers l’essai dans un tournant pragmatiste, qui pense précisément la démocratie comme enquête, selon les réflexions de Sandra Laugier. La dureté quotidienne de la crise économique, la vie de marginal sous les ponts, l’effraction d’une maladie mortelle, la situation faite aux demandeurs d’asile, pour reprendre allusivement les investigations de Florence Aubenas, Jean Rolin, Emmanuel Carrère ou Violaine Schwartz, ce sont des expériences dont s’approchent ces investigations littéraires, avec justesse, pour les donner en partage à qui ne les a pas vécues. C’est bien précisément parce que l’écrivain contemporain n’est plus le mage romantique capable de sonder l’intimité de chacun que les enquêtes procèdent à des essais empathiques et à des tentatives de restitution, pour tenter de dire ces formes de vie et ouvrir l’empan démocratique. Non sans poser des difficultés éthiques, liées au voyeurisme ou à l’imposition d’une force. Mais ces difficultés, les enquêtes contemporaines les explicitent et les affrontent, soucieuses de ne pas reconduire les dominations et les violences qui sous-tendent depuis leur invention les pratiques de l’enquête (policière, administrative, coloniale).

Les enquêtes contemporaines n’en constituent pas moins une nouvelle mythologie qu’il faudrait prendre le temps d’analyser. Notamment parce que, même si les récits que je rassemble relèvent pour l’essentiel de ce que l’on nomme désormais de la non-fiction, ils sont tramés d’imaginaire et de romanesque. Et, en particulier, d’un romanesque issu de la littérature policière ou d’espionnage. Voilà pourquoi Philippe Vasset, Jean Rolin, Patrick Modiano ou Didier Blonde endossent bien souvent le costume de l’espion ou du détective privé, empruntent leurs gestes et distillent dans leurs récits des atmosphères de roman noir ou la paranoïa des récits d’espionnage. Mais ils le font en soulignant malicieusement ce travestissement romanesque, sans être dupes du désir de fiction qu’ils injectent dans leurs investigations.

Les enquêtes de sciences sociales répondent à certains attendus car elles sont censées suivre des méthodologies spécifiques. Parce qu’elles semblent y échapper, les enquêtes menées par des écrivains paraissent moins, voire pas du tout, soumises à ces protocoles d’investigation. Comment pourrait-on définir des critères d’évaluation des enquêtes littéraires ?

Ces enquêtes littéraires s’élaborent évidemment aux franges des méthodologies et des protocoles des sciences sociales, avec la vive conscience d’une illégitimité. Sans doute est-ce la raison pour laquelle les figures de l’imposteur et de l’amateur sont si fréquentes : elles disent un inconfort disciplinaire, et le sentiment qu’il s’agit de braconner dans les champs disciplinaires des sciences sociales, sans acquérir l’autorité institutionnelle des disciplines légitimes. Mais cette illégitimité est aussi une stratégie pour interroger les protocoles mêmes des sciences sociales et en pointer les taches aveugles.

Pourtant, je ne pense pas que de telles investigations s’émancipent de toute possibilité d’évaluation. Ce n’est pas parce que de tels récits sont (parfois) rangés dans les rayons littérature qu’ils s’affranchissent, au nom de la liberté de l’écrivain, de la nécessité de répondre de leur choix. Là encore, la situation n’est plus aujourd’hui celle d’une exception littéraire, qui mettrait l’écrivain à l’abri des exigences de rigueur, de probité ou d’éthique. On sait notamment les reproches qui ont été faits à Svetlana Alexievitch dans son travail de transcription des témoignages : la force d’une œuvre n’empêche pas qu’on puisse l’interroger, lui demander raison et réclamer des preuves. Et les nombreux débats autour des enquêtes de Jean Hatzfeld, Patrick Modiano ou d’Ivan Jablonka, entre autres, disent bien cette exigence.

Des critères d’évaluation ? Je me permets de citer une fois encore Luc Boltanski qui, dans Énigmes et complots, faisait du tact un critère essentiel pour distinguer selon lui la bonne enquête (sociologique) de la mauvaise (journalistique). Un tel critère, le tact, ne correspond pas à ce que l’on imagine être un marqueur de scientificité. C’est sans doute ce tact, ou cette justesse, qui permet de distinguer certaines enquêtes particulièrement réussies, dans leur façon de cerner le monde ou de donner à autrui voix au chapitre, sans se payer de mots. Une éthique du langage, en quelque sorte, pour décrire et qualifier au plus juste un réel qui nous échappe.

Propos recueillis par Pierre Benetti

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