L’homme aux sandales de paille

Il y a des œuvres qu’il est très difficile de rattacher à un genre, parce qu’elles ne sont pas simplement littéraires malgré la qualité de l’écriture ou plutôt qu’elles ne parlent de littérature que par inadvertance. Ce qu’a écrit Pierre-Albert Jourdan est de cette nature. Ce qu’il traque inlassablement, c’est l’être, cette présence en nous qui se dérobe, mais aussi cette présence en dehors de nous qui se révèle, pour peu que nous apprenions à voir, dans les paysages ou dans le vécu quotidien. Jourdan fut l’ami de Bonnefoy, Jaccottet, Char, Munier, Masui, Paul de Roux, et édita à ses frais la revue Port-des-Singes. L’écrivain et poète Yves Leclair vient de lui consacrer un livre.


Yves Leclair, Pierre-Albert Jourdan. Écrire comme on tire à l’arc. L’Étoile des limites, 140 p., 17 €


C’est Bonnefoy qui a encouragé Yves Leclair à rassembler des textes essentiels de Pierre-Albert Jourdan en deux volumes publiés au Mercure de France, l’un sous le titre évocateur Les sandales de paille, l’autre intitulé Le bonjour et l’adieu. De même, il lui a suggéré l’idée, dès 1984, d’écrire ce livre qui vient seulement de paraître. Il fallait en effet une longue maturation, une longue méditation sur l’œuvre, désœuvrée, de Jourdan, incluant un long cheminement dans sa propre intériorité, pour pouvoir évoquer cette figure si singulière et si secrète qui a toujours considéré l’écriture comme un travail sur soi, avec ce que cela implique de dépouillement, de mise à nu.

Comme l’œuvre du poète dont il parle, le livre de Leclair est une mosaïque abordant son sujet sous des angles divers. Ce n’est pas une biographie, même si de nombreux passages font écho à la vie de Pierre-Albert Jourdan. Il ne pouvait en être autrement, ce dernier ayant toujours tenu l’ego et tout ce qui s’y rattache pour suspect. Ce n’est pas non plus tout à fait un essai, avec ce que cet exercice comporte souvent de volonté démonstrative. Des entretiens viennent ponctuer le propos, avec Roger Munier, Le Sidaner et Jourdan lui-même, avec qui il imagine une « conversation d’outre-tombe ».

Yves Leclair, Pierre-Albert Jourdan. Écrire comme on tire à l’arc

Fan Kuan, Voyageurs parmi les torrents et les montagnes, vers 1000 © National palace Museum, Taipei

Ce livre est une passionnante ouverture à l’œuvre de Pierre-Albert Jourdan, dans ses multiples composantes – journal, fragments, poèmes, notes. Rien de linéaire dans cette approche mêlant des éléments biographiques à la réflexion sur une écriture de « l’ici et du maintenant » qui n’est jamais coupée du vécu. Loin des travaux universitaires qui certes ne manquent pas d’intérêt, Leclair préfère écrire presque de l’intérieur, déployer son regard de poète sur un autre poète avec lequel il entretient depuis de nombreuses années des affinités d’émotion et de sensibilité.

S’il en profite pour régler son compte, avec l’impertinence qu’il faut, à une certaine littérature « jetable et rentable qui encombre les tréteaux du village mondial », il met surtout en évidence ce qui fait l’originalité profonde et l’authenticité de Pierre-Albert Jourdan et nous invite à découvrir « le chemin nu » qui traverse son œuvre ainsi que sa vie, du réel quotidien à Paris aux longs séjours illuminés dans les paysages de Caromb, en Provence.

Il ne faut pas attendre d’Yves Leclair qu’il dresse un portrait qui ne pourrait d’ailleurs se dessiner que dans l’effacement, tant il est vrai que Jourdan s’est toujours tenu à l’écart des coteries littéraires, tout en entretenant des liens fraternels avec des poètes essentiels, tels ceux déjà cités. Comme le montre « l’essayiste » tout au long de son ouvrage, Pierre-Albert Jourdan s’inscrit dans une démarche spirituelle non religieuse, entre horizontalité et verticalité, qui s’inspire des pratiques du Tch’an, notamment de Lin-Tsi, et du taoïsme. Il est dans une quête du sens, y compris dans le quotidien, et ses écrits sont comme la trace, fragile, de son cheminement sur une passerelle entre ciel et terre où il lui faut apprendre la légèreté : marcher avec des « sandales de paille ». Il est ce « poète en haillons », selon la belle formule de Leclair.

Yves Leclair, Pierre-Albert Jourdan. Écrire comme on tire à l’arc

Fan Kuan, Assis seul près d’un torrent, XIe siècle © National palace Museum, Taipei

Et en effet son écriture, sans cesse raturée, débarrassée des oripeaux et des masques de la littérature, rompue aux « exercices d’assouplissement », se donne aussi à saisir dans ses « trous », dans ses silences, dans ses chutes, dans ses « miettes » : écrire à perte pour révéler l’universel en soi. C’est pour cette raison qu’il affectionne tout particulièrement la forme du fragment qui permet de dire au plus juste, dans la simplicité et la nudité de l’expression. La parole de Jourdan n’est pas austère. Elle révèle au contraire un bonheur d’exister au jour le jour, dans l’éphémère de la vie, dans l’inachevé, sans perdre de vue la recherche de l’harmonie : se mettre au diapason du monde, se tenir, émerveillé, à « l’entrée du Jardin » et dialoguer avec les arbres, les fleurs, les herbes, la montagne avec ou sans la brume.

S’il le pouvait, Jourdan, qui fut aussi peintre, disparaîtrait dans le paysage, comme il advient de la présence humaine chez ce grand artiste chinois, Fan Kuan, qui vivait sous la dynastie Song. Lire ce poète, c’est apprendre à s’éveiller au contact des êtres et des choses, et le livre d’Yves Leclair est une excellente introduction à son œuvre.

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