Habiter à Charles-de-Gaulle

Roissy, roman de Tiffany Tavernier, se passe à l’aéroport Charles-de-Gaulle. Dans un monde devenu virtuel et uniforme, à quoi bon partir ? Le voyage est-il autre chose que l’accumulation de souvenirs ? Autant les amasser à Roissy ! Y a-t-il une destination plus exotique ?


Tiffany Tavernier, Roissy. Sabine Wespieser, 280 p., 21 €


« L’immensité du monde. » Première phrase, elle résume tout, comme CDG. Ses sept terminaux comprennent notre univers, avec ses bretelles, ses halls voûtés et ses satellites. En tout cas, c’est ce que pense Anna, l’héroïne de Tiffany Tavernier, qui explore ses hauteurs et ses tréfonds, ses recoins les plus obscurs.

S’appelle-t-elle vraiment Anna ? C’est le prénom qu’elle fournit à Luc, afin de passer pour quelqu’un de normal. Parce qu’à CDG, il faut avoir un nom, des papiers, une valise, faute d’être muni d’un « badge », passe-partout magique, marque de distinction de l’élite aéroportuaire, formée de ces ascètes habillés dans une tenue réglementaire et dont la mission consiste à satisfaire les désirs de hordes de clients en transit, assoiffés d’un bonheur achetable, situé ailleurs.

Anna, elle, n’a pas d’argent. Pas un sou. Comment fait-elle pour vivre, pour dormir ? Qu’a-t-elle à offrir en échange d’un repas, d’un lit ? Si on n’a pas de badge, peut-on rester jour et nuit dans une aérogare, faire de ce lieu provisoire une habitation permanente ? Aussi dépourvue d’identité que le héros kafkaïen – lui aussi sans passé –, quel sens peut-elle donner à son existence ? Quel château espère-t-elle atteindre ? À supposer qu’il existe, serait-il niché sur le toit, ou enseveli sous le troisième sous-sol en dessous d’un parking ?

Elle le cherche partout, aidée de ses confrères clochards. Pour arriver au sommet, il faut traverser les aérogares ABC, descendre par les escaliers de service du T2C au –1 jusqu’à une porte marquée « zone interdite au public » qu’il faut déverrouiller, franchir un couloir donnant sur une passerelle au bout de laquelle se trouve un petit escalier en colimaçon s’élevant sans fin vers les hauteurs. Une fois arrivé, on voit s’étaler à ses pieds tout le système de climatisation de l’aéroport : « Il me laisse seule face à la baie vitrée : va-et-vient sur le tarmac des camions FedEx, Airlinair, chargements des sacs de la postale, allées et venues des équipes de nettoyage. »

Tiffany Tavernier, Roissy

Tiffany Tavernier © Philippe Matsas

Si Josias lui a fait découvrir les hauteurs, c’est un autre de ses soupirants, Vlad, qu’elle a connu quinze jours après Josias, qui l’introduit dans les entrailles de CDG. Ce jour-là, à la recherche d’un endroit où s’allonger, elle essayait d’ouvrir les portes métalliques des locaux techniques donnant sur les routes de service au –1 du T2C : « J’avais commencé par explorer les couloirs situés sous le T2B, n’avais trouvé que des portes fermées. Puis, au –1 du T2C, le long de la desserte routière, j’étais tombée sur une série de portes que je n’avais jamais repérées. L’une après l’autre, j’avais vainement tenté de les ouvrir, jusqu’à cette main posée sur mon épaule. L’homme qui me faisait face, belle corpulence, peau blanche, yeux bleus, c’était lui, Vlad. Nous étions restés plusieurs secondes à nous regarder. »

Vlad amène l’héroïne dans son antre, le partageant pour la première fois avec une personne étrangère :

« Dédale de couloirs. Pénombre oppressante.

‟Les tuyaux, fais gaffe, ils sont très chauds !

-Vous dormez là ?

-Plus loin, tais-toi !”

Dix minutes de marche, et là, dans un coin, son matelas posé à même le sol couvert de livres et de journaux, un tas de vêtements éparpillés dont certains suspendus à des conduites, une gazinière, un transistor. J’ai presque ri. Il a deviné ce rire en moi, j’en suis sûre, ça lui a plu. Je me suis allongée, en attendant qu’il se déshabille. Très vite, et assez brusquement, il a joui. Je n’ai rien ressenti, ni douleur, ni plaisir, j’ai tout fait pour qu’il ne s’en aperçoive pas.

Depuis, il me demande parfois, et je dis toujours oui. »

Anna est sensible aux autres, toujours à l’écoute. C’est ainsi qu’elle a gagné l’affection de Luc, encore en deuil de sa femme disparue sur le vol AF447 en 2009. Il vient souvent à Roissy, l’attendant devant l’arrivée du vol Rio-Paris. Elle s’appelait Catherine, et elle attendait un bébé, elle le lui avait annoncé au téléphone juste avant de décoller. Il ne l’a toujours pas enterrée.

CDG est un lieu mélancolique et figé, un espace hors temps et hors territoire – Duty Free – sur lequel ni la mort ni les impôts n’ont d’emprise. D’où son apparence lisse et propre, comme si rien de mal ne pouvait s’y produire, tout comme la boutique préférée de Holly Golightly dans Breakfast at Tiffany’s (Diamants sur canapé). Mais il faut se montrer à la hauteur : on n’est pas tous Audrey Hepburn ! Anna s’efforce alors de s’occuper de sa toilette, quand elle peut : « Toilettes du T2F. C’est là que je fais ma lessive et me lave le plus souvent, surtout la nuit très tard. Ici, pas de caméra. Des vasques en verre translucide, des robinets mitigeurs lumineux, un superbe plan en faux marbre noir : partout, une sensation de luxe et de bien-être. Je retire mes chaussures, marche pieds nus sur le sol en résine blanche. Radieuse. »

Tiffany Tavernier, Roissy

© Brad Coy

Comme Audrey, elle n’a pas les moyens de s’offrir les articles proposés derrière ces vitrines luxueuses, ce qui ne l’empêche pas d’être perméable à l’omniprésente publicité :

« Trois photos de pub en enfilade : une maisonnette perdue sur un îlot sauvage, des rangées de parasols vus du ciel, un homme à skis s’éloignent, de dos, dans un très beau paysage de neige. 

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Dans ce monde meilleur bâti pour les fortunés, elle doit agir comme les militants du parti du président français actuel :

« Marcher. Toujours marcher. Quarante-huit heures sur place ont suffi pour que j’intègre l’information. Marcher, oui. Sans cesse. Seul moyen de ne pas se faire repérer par l’un des mille sept cents policiers affectés à la sécurité ou par l’une des sept cents caméras qui, vingt-quatre heures sur vingt-quatre, filment les allées et venues de tous. Marcher, aller d’un bout à l’autre des aérogares, revenir sur ses pas. Tourner en rond, quoi, car ici l’ensemble des modules des terminaux ABCDEF forment un immense 8. »

Le chiffre « 8 », lorsqu’il est allongé ou considéré d’un point de vue horizontal comme les terminaux, devient le symbole de l’infini. Voire de l’infinie possibilité du voyage, et donc de sa futilité. Est-ce pour cela qu’Anna se sent si bien à CDG, cette  « Tiffany’s » contemporaine ? :

« Certaines nuits, il m’arrive de ne pas dormir. J’aime tant ces heures entre minuit et cinq heures, où le voyage s’arrête. Plus personne ne bouge. Seules quelques machines glissent, lavant les sols immenses. Hommes ou femmes de ménage les conduisent, presque toujours dans le plus  grand silence. Ils ont trois heures pour tout nettoyer, pas une minute de plus, après quoi, le temps de séchage ne suffirait plus et la foule risquerait de glisser […] Plus un seul être humain à la ronde. Je suis la dernière survivante d’un cataclysme qui les a tous anéantis […] À travers les vitres, au niveau des arrivées, je regarde les salles de livraison bagages entièrement vides. Tout est suspendu. Le temps s’est comme figé. »

Quittera-t-elle un jour CDG ? Pour quoi faire ? Dans un monde qui, comme elle, a perdu sa mémoire, l’aérogare devient le seul endroit réel : « L’aéroport nous protège. Il est notre cocon et, pour moi, ma seule mémoire. »

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