L’amour, la division

Oaristys est le quatrième récit d’Emmanuelle Rousset publié aux éditions Verdier. Méditation intime et philosophique sur l’amour que l’auteure adresse à l’être aimé, ces oaristys composées de la seule parole féminine sont un hymne aux femmes et à l’amour.


Emmanuelle Rousset, Oaristys. Verdier, 120 p., 14 €


La tradition antique veut que les oaristys soient un doux échange, quasi idyllique, entre deux amoureux, lieu du dialogue et de la communion. En passant sous silence la parole masculine, Emmanuelle Rousset n’en dessine pas moins un dialogue, échappe en tout cas au soliloque. Et elle prend position. C’est la parole féminine qui nourrit entièrement le récit. L’épigraphe, tirée d’Une chambre à soi de Virginia Woolf, décrivant la possibilité d’une terre qui ne serait que « marécage et jungle » sans « le pouvoir magique et délicieux » réservé aux femmes de « réfléchir une image de l’homme deux fois plus grande que nature », donne le ton. Ou du moins un ton. Il sera en effet question dans ce récit poétique de la domination masculine, trop souvent autorisée, voire construite par les femmes. Ou, pour le dire autrement, de la manière dont les femmes offrent aux hommes le pouvoir de les dominer. Mais pas seulement. Oaristys est aussi une formidable déclaration d’amour à l’être aimé, mots de foi en l’amour.

C’est à un « vous » muet que la parole féminine s’adresse, ce « vous » présent à chaque page, cantonné au silence, certes, mais qui est l’oreille tendue vers cette parole ondulante, susurrée ou chuchotée, peut-être parfois criée, toujours modulée. Les rythmes varient au fil des pages, Emmanuelle Rousset jouant de la voix, des images, des alternances de prosaïsme et de lyrisme, dans le creux d’un lit où deux amoureux se tiennent l’un contre l’autre, berceau de la parole bruissante.

Emmanuelle Rousset, Oaristys

Dans l’Acropole de Mycènes

Une réflexion philosophique et politique se tisse dans le discours amoureux de la voix féminine : le « vous » est le réceptacle de toute l’histoire de l’oppression des femmes, et le confident d’un amour entier qui élabore, dans le discours, la construction d’un futur indispensable, celui de l’amour libéré de toute forme de domination, et pour cela de toute peur. Emmanuelle Rousset pose dans Oaristys la question de la représentation masculine, liée on ne peut plus étroitement aux représentations féminines, celle de ce fardeau de la virilité sous lequel les hommes ploient, et surtout sous lequel ils font ployer les femmes. D’où la nécessité de rappeler combien le futur doit se construire librement ensemble : « Dites à vos fils comme vous vous dites à vous-même, par-dessus les peurs et les puérilités de vos ancêtres, combien votre virilité s’augmente de la destruction du système de la propriété, par lequel les hommes puisaient dans la réserve du mariage les femmes qu’ils prétendaient protéger de la misère du bordel. »

Ces hommes paralysés par la peur des femmes, ces hommes obsédés par la virilité ne sont pas des hommes mais des « bouches vagissantes », et Emmanuelle Rousset n’y va pas par quatre chemins pour se moquer de cette ancestrale manière qu’ont les hommes de demeurer des fils à la recherche de leur mère, apeurés devant la liberté des femmes qui ne pourrait être que vulgaire ou hystérique. Ces femmes qui mènent leur propre guerre, qui est une « guerre d’usure », « tissent, soignent, abreuvent, embrassent, écoutent, murmurent, prient, veillent, surveillent, réparent, expliquent, sourient, ressassent, changent, cousent, nettoient, rassurent et protègent. Elles sont préoccupées ».

Emmanuelle Rousset, Oaristys

Emmanuelle Rousset © Nolwenn Lefour

La langue d’Emmanuelle Rousset est philosophique et poétique. Corps et âme, pourrait-on dire, si l’on osait une formule désuète, elle entraîne dans la chaleur des images foisonnantes, sans s’y noyer, incarnant les abstractions dans des représentations de chair, d’eau et de sang. S’emparant de l’image, elle la développe, la fait tournoyer, suscitant des associations inattendues et sensuelles. Ainsi de cet amour déclaré à l’autre, au « vous » qui est amour par la grâce du « surcroît » : « Dans le lit où sans bouger je sens contre moi, de même que s’approchent mystérieusement les petits corps sans muscles des tout petits bébés, les lignes chaudes de vos jambes endormies, leur respiration silencieuse dans l’ombre, en-deçà des images, tout ce côté de moi paraît à ma pensée. Vous êtes mon surcroît. Je vous entends vivre. Vos rêves nagent comme des méduses. Près de moi votre souffle agite des branches ou soulève des algues vibratiles, et de mon repaire dans la nuit je vois l’éternité du monde sur laquelle mes yeux se fermeront avant qu’il prenne fin. »

La sensualité de la parole amoureuse, qu’on imagine chuchotée au creux d’une oreille, se fait méditation sur le désir, non pas comme manque ou limite, mais au contraire comme « l’impatience par laquelle est crevée la fragile circonférence de l’être, la violence de la négation qui passe outre les bornes où le présent nous tient ». C’est cette force d’Éros qui sépare Gaïa et Ouranos, principe primordial et cosmique de création qui permet le monde et le temps. Peut-être est-ce alors de ce point de vue que nous pouvons considérer la place que les mères occupent dans ce texte, toujours liées à celle de la femme, ces mères qui connaissent le mystère de la mort dont elles ne tirent aucune gloire : « Qui se souvient que dix fois par vie une femme affronte la mort en accouchant, quand elle ne meurt pas, sans songer à passer pour cette raison la tête casquée sous des arcs de marbre blanc dressés à son triomphe ? Que ces guerrières de l’ordinaire inspirent la pensée pour tirer la valeur, non de la mort et de la destruction, mais de la vie qui donne, distribue et féconde, et ne brille pas plus que la douceur du jour ! » L’amour n’est pas désir de fusion, comme aurait voulu le faire croire Aristophane dans Le Banquet, il est au contraire division, séparation. De là, il tire sa puissance d’exister et de faire exister, de manière quasiment mystique, lorsque « sa fécondité est dépossession ». C’est dans « l’inaccomplissement de l’unité » que l’amour échappe à la « déploration de l’amour ». Et alors « il flotte une douceur qui me vient depuis vous et m’assure du battement de la vie. Qu’à cela, à vos azimuts magnétiques, au repos de la nuit, à la croissance du jour, au long souci pour nos enfants, ne tienne la joie d’être ».

Tous les articles du numéro 63 d’En attendant Nadeau