L’événement a disparu

En 1960 sortait L’avventura de Michelangelo Antonioni, qui racontait la disparition d’une femme. Ou presque : le film négligeait toute dimension dramatique pour raconter, justement, « la disparition de l’histoire elle-même, la dissolution de tout récit devant cette enquête qui s’évanouissait comme son personnage, oubliait peu à peu son objet et son but ». En 2018, Série noire de Bertrand Schefer raconte également une disparition.


Bertrand Schefer, Série noire. P.O.L. 176 p., 17 €


Le film d’Antonioni permet d’abord de comprendre comment écrit Bertrand Schefer. Comme celle du cinéaste italien, l’écriture du romancier français fascine. Elle joue de la dilatation et de l’ellipse ; elle ne montre qu’en fin de séquence ce qu’elle veut mettre en relief. L’Avventura est aussi un des acteurs du roman : il est question d’une soirée de gala après la projection du film, lors de laquelle Alain Cuny s’énerve contre Dario Moreno, traité de « poisson énorme et visqueux » ; du festival de Cannes 1960 qui récompensera La Dolce vita ; Simenon est président du jury, Duras présente en compagnie de Peter Brooks Moderato Cantabile. De jeunes actrices danoises ont fait le voyage pour se faire remarquer. Dont Lise Bodin, une compatriote, moins connue qu’elle, d’Anna Karina, qui sera bientôt mêlée à une sombre affaire.

Série noire, roman-enquête de Schefer est l’histoire d’un kidnapping mené par deux hommes qui ont lu le Rapt de Lionel White. Obsession, un autre roman de l’Américain a inspiré Pierrot le fou. Les ravisseurs suivent avec minutie la trame du polar : ils vont jusqu’à copier la lettre adressée aux parents de la victime ! Et ça marche. Du moins ils récupèrent l’argent et la police mettra près d’un an à retrouver leurs traces. Quant à l’enfant enlevé, on le retrouvera dès le lendemain de la remise de rançon, sur un trottoir de l’avenue Raymond-Poincaré. Cette rançon, détail qui a tout son sens, les kidnappeurs la reçoivent près du passage Doisy, là même où les truands de Classe tous risques, film de Sautet, faisaient affaire.

Bertrand Schefer, Série noire

En somme, on sort peu du cinéma et le moins qu’on puisse dire, c’est que le personnage principal, Raymond Rolland, bientôt devenu « Roland de Beaufort » aurait sa place sur les écrans. Il aime mentir jusqu’à la mythomanie, il aime plaire et séduit avec aisance. Le narrateur le met au centre de l’image par une série de mouvements de caméra : travellings, panoramiques, zoom avant, arrière, Série noire est un roman qu’on voit, par lequel on se laisse happer. Rolland rencontre tout Paris, fréquente les mêmes clubs que Françoise Sagan et Jean-Pierre Cassel, croise Gaston Monerville au Palais du Luxembourg, devant lequel le Président du Sénat baise la main de Miss Danemark, puisque tel est le titre de Lise Bodin, alors compagne de Rolland. Il est consul d’Haïti à Barcelone, reçoit le premier cabriolet 404 sorti d’usine. Il organise de nombreuses réceptions boulevard Suchet.

Pourtant il intrigue ; il est de ces êtres qui suscitent des questions, apparaissent, disparaissent, laissent peu de traces. On en dira autant des autres protagonistes, qu’évoque le narrateur : « Notre enquête porte sur cet oubli-là, sur des figures destinées à l’oubli, effacées par un temps qui, s’il n’est pas dans la nuit de l’histoire, est dans un clair-obscur, ou mi-ombre mi-lumière, comme ne sachant pas, ne parvenant pas à se déterminer. Ce sera donc aussi l’histoire de la disparition d’un événement. »

L’événement qui a disparu, c’est donc le kidnapping d’Éric Peugeot. Rolland a tout organisé avec un certain Larcher, ouvrier typographe à l’origine, pressé comme lui par le besoin d’argent. L’enfant est enlevé à Saint-Cloud, pendant une promenade. Ceux qui ont agi ont trouvé leur première inspiration dans le rapt du fils Lindbergh, avant guerre. Les choses avaient mal tourné. Pendant un temps, ils se montrent plus habiles. Après, moins. Rolland flambe à Megève. Il dépense sans compter, se fait remarquer. On le recherche. Quant à Colette Petit, tante du petit Éric, son passé trouble intrigue. Aurait-elle tout organisé pour se venger de la dynastie franc-comtoise ? Elle a fréquenté Rolland ; la presse fait courir des bruits et elle se trouve en danger. Lise Bodin aussi, prend peur. Elle ne comprend pas trop ce que fait et fuit Rolland.

Quand l’enquête piétine, on la confie au commissaire Guy Denis. Il a dirigé la Sûreté nationale à Alger, en 1962. Il apporte le regard neuf qui manquait, et grâce à Ginette Bodras, l’ex-Mme Rolland, il retrouve les coupables. Ce qui met la police sur la piste fait partie des nombreux éléments de surprise que ménage le roman, par ses tours et détours sur lesquels il convient de s’arrêter.

Bertrand Schefer, Série noire

Bertrand Schefer © Claire Mathon

L’idylle entre Lise Bodin et Rolland par exemple. Elle conduit notre play-boy et affairiste au Danemark. Il plait tout de suite aux parents de la jeune fille. Il parvient ainsi à la circonvenir, à passer pour un homme sérieux quand tous ses actes disent le contraire. Mais au-delà de Lise Bodin (une contemporaine d’Anna Karina, arrivée à Paris et nommée de la sorte par Coco Chanel qui cherchait un mannequin), que l’on retrouvera à la toute fin de cette enquête, une époque apparaît en transparence, pour reprendre un terme de cinéma.

C’est, en apparence, une époque lumineuse et légère. Les liens qui se tissent entre ces lucioles dont le narrateur dresse avec une sorte de volupté la liste des noms, sont étranges, parfois étonnants. On croise une fille de ministre des finances jouant de drôles de scènes artistiques dans la cave d’un restaurant parisien. Kenneth Anger, alors assistant de Langlois à la cinémathèque, dirige une séance photo pour Éric Losfeld, et projette une adaptation cinématographique d’Histoire d’O. Ce ne sera qu’un livre écrit par Lo Duca, L’érotisme au cinéma, voué à la clandestinité ou la censure.

Pourquoi ce détour par le sous-sol du restaurant des quais de Paris ? Pour le mouvement qui embrasse des connaissances du héros et Rolland lui-même, ces femmes qu’il fréquente un soir, une nuit, qu’il emmène dans sa voiture, puisque l’automobile est alors reine, symbole de liberté et d’aisance, qu’on en voit dans les films américains, et dans les films français de Melville ou Godard, par exemple : « Il faut suivre les voitures, car toute cette histoire se construit de bout en bout autour de cela : les véhicules, les moteurs, les machines, et plus encore qu’il ne peut lui-même l’imaginer à ce moment où rien n’est encore arrêté, où Rolland préfère la fuite en avant au volant de ses automobiles depuis que Larcher lui a confié que la police le recherche depuis l’automne 1959. » Mais le narrateur met aussi en relief ce qui marque l’esthétique d’une époque : Anger comme Antonioni annoncent la fin de l’intrigue au cinéma. Le premier parce qu’il compose des films qui sont plus des hallucinations que des récits filmiques, le second parce qu’il a subi les huées de Cannes pour l’Avventura, histoire d’une absence radicale qu’il prolongera dans La nuit ou Le désert rouge.

Quant à Rolland, arrêté, attendant l’instruction puis le procès, il écrit. Mythomane et graphomane. Ce qu’il raconte, les enquêteurs le décryptent comme on explique un texte. La presse, elle, trouve dans cette affaire matière à broder : « Heureusement la rencontre entre une Miss Danemark et un escroc mondain autour d’un roman policier américain permet de se livrer à quelques variations pittoresques en attendant que les affaires reprennent. » Ce que nous lisons dans cent soixante-dix pages n’est peut-être que la partie émergée d’un iceberg : il nous reste à imaginer ce récit de Rolland mis en abyme, qui au fond raconte comment, pour reprendre la quatrième de couverture, le roman inspire le fait divers. Et finalement, triomphe.

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