Une interrogation pour commencer, avant de se laisser aller au plaisir de la lecture de ces rencontres journalières avec Françoise Dolto. Pourquoi ce sous-titre, qui ne manque pas de nous rappeler, bien qu’il ne soit pas nommé, ce chef-d’œuvre du cinéaste italien Ettore Scola, qui narrait une histoire d’amour impossible dans l’ambiance homophobe de la dictature mussolinienne et reconstituait cette « journée particulière » que fut celle de la rencontre à Rome entre le Duce et le Führer ?
Caroline Eliacheff, Françoise Dolto. Une journée particulière. Flammarion, 250 p., 18,90 €
Trente ans déjà depuis sa disparition, mais pour ceux qui l’ont connue ou, mieux, ont travaillé avec Dolto – et ce fut le cas de Caroline Eliacheff –, son dire et son art de connaître et de parler sérieusement la langue des enfants demeurent intacts.
Mieux, bien mieux que le mièvre documentaire récemment donné sur une chaîne de télévision qui prétendait célébrer cet anniversaire, le livre de Caroline Eliacheff nous rappelle une Dolto omniprésente, à ce point dérangeante qu’une large partie du monde psychanalytique l’a rejetée, insultée et calomniée. Ce fut d’abord en 1953, lors de la première scission où elle fut notamment traitée, suprême injure, de communiste, elle dont la famille était plutôt Action française ! Puis en 1980, lors de la dissolution par Lacan de son École (l’École freudienne de psychanalyse, EFP) où quelques « barons », et non des moindres, assurèrent la « vomir », elle et ses « bondieuseries ». Tous ceux-là, dont Caroline Eliacheff rappelle justement les noms, ont ainsi contribué – ou se sont efforcés de le faire – à ce qui peut être assimilé à un oubli.
Livre vivant par sa sincérité, sa connaissance tant de l’œuvre que des détails d’une pratique innovante, livre justement ponctué de « coups de gueule » envers ceux qui, peu soucieux de reconnaître ce qu’ils lui doivent, croient pouvoir assurer leur succès en la critiquant le plus souvent sans même l’avoir lue sérieusement. Pour autant, Caroline Eliacheff ne donne jamais dans ce qui a aussi existé, une certaine « doltolâtrie », celle d’élèves qui faisaient « du Dolto », démarche qu’elle ne prisait guère, même si, et pour partie à son insu, son caractère un peu abrupt, parfois autoritaire, pouvait y inciter.
Amie de Lacan, dont elle avouait ne pas toujours comprendre les propos et les circonvolutions, elle ne parlait pas « le lacanien » et ne se livrait que fort peu à des exercices purement théoriques, fondant toujours ses réflexions sur sa pratique et sa clinique avec ces enfants qu’elle reçut par dizaines, voire par centaines, dans des lieux demeurés célèbres, la « consultation de l’hôpital Trousseau », notamment, où elle exerçait à l’abri de toute hiérarchie médicale ou administrative.
L’audace, l’innovation, les trouvailles, l’insoumission mais aussi l’humour et le sens de l’à-propos – Caroline Eliacheff raconte quelques anecdotes plus que drôles, stupéfiantes pour ce qu’elles révèlent de sang-froid –, l’art de travailler en groupe en manifestant toujours une écoute attentive quels que soient les interlocuteurs, on retrouve en chaque occasion celle dont on peut dire qu’elle fut une « grande dame » lors même qu’elle était loin de se croire telle. Françoise Dolto au quotidien, en famille avec sa fille Catherine notamment, devenue au fil des années une amie de l’auteure, Dolto avec Boris, son mari qui lui apporta amour et sécurité, mais surtout Dolto dans ce qu’elle sut inventer et promouvoir au-delà de sa clinique.
Ce fut d’abord le soutien à cette École de La Neuville avant même qu’elle existât, à laquelle elle allait confier son premier élève, école pédagogique inspirée par le courant de la « pédagogie institutionnelle » de Fernand Oury et Jacques Pain, école dont elle fut la marraine – un des endroits où elle demeure omniprésente – et avec laquelle elle resta en contact jusqu’à la fin de sa vie.
Il y eut, même sens de l’audace et de la prise de risque, l’aventure radiophonique avec Jacques Pradel qui donna lieu à l’un de ses livres les plus célèbres, Lorsque l’enfant paraît, aventure qui lui valut les diatribes répétées de ce même milieu psychanalytique qui hurla à la vulgarisation là où le secret était, paraît-il, de rigueur – les temps ont bien changé – mais aventure dans laquelle elle hésita longtemps à se lancer et pour laquelle elle sut poser ses conditions, susceptibles de protéger l’intimité et l’identité de ceux qui demandaient des conseils de toutes sortes ou racontaient leurs difficultés avec leurs enfants.
Et puis, last but not least, ce fut la création, loin d’être toujours facile, de la Maison verte, ce lieu aujourd’hui répandu à travers le monde, où les enfants de tous âges apprennent à se détacher de leur mère et réciproquement, le tout sous le regard mais plus encore l’écoute, d’ordre le plus souvent analytique, d’accueillantes et de quelques accueillants. On ne saurait mieux résumer l’apport de cette invention doltoienne que ne le fait Caroline Eliacheff lorsqu’elle écrit : « La création de la Maison verte peut être comparée par son impact social à celle de l’ouverture des classes maternelles dans les années 1920 ».
Parmi tous, et surtout toutes, les analystes cités dans ce livre, ceux et celles qui ont travaillé avec ou dans les pas de Françoise Dolto, on retiendra le nom, lui aussi un peu oublié, de Ginette Raimbault, devenue la seule psychanalyste dirigeant une unité de recherche à l’INSERM, qui accompagna des enfants gravement malades et à qui on doit un très beau livre, paru en 1974, L’enfant et la mort : elle y conte le courage et la lucidité d’enfants en dialyse rénale. Celle qui travailla avec Jenny Aubry, elle aussi pionnière de la psychanalyse d’enfants, fit partie de cette génération qui découvrit et fit découvrir, au risque de passer pour des folles, qu’il faut parler aux bébés et que la parole peut leur donner, quelle que soit leur détresse, fût-elle extrême, le désir de vivre.
Et la soi-disant « bondieuserie » de Dolto ? Elle lut de près l’Évangile et pensa y trouver quelques fondements à la pensée psychanalytique. Sa sincérité n’avait pas lieu d’être mise en doute et Caroline Eliacheff rapporte opportunément cette réponse à Bernard Pivot qui lui demandait sur le plateau d’Apostrophes si elle était chrétienne. Je ne sais pas, répondit-elle, mais j’envie ceux qui se disent athées car ils ont une certitude ! Merveilleuse ironie, Dolto avait des convictions mais jamais de certitudes, ce en quoi elle était bien, n’en déplaise à beaucoup, une analyste.