Entretien avec Brian Van Reet

Le fer et le feu, premier roman de Brian Van Reet, s’inscrit dans la jeune littérature américaine née de la guerre d’Irak. Corpus cauchemardesque. En attendant Nadeau a pu interviewer l’auteur lors de son passage à Paris.


Brian Van Reet, Le fer et le feu. Trad. de l’anglais (États-Unis) par Michel Lederer. L’Olivier, 304 p., 22 €


Brian Van Reet, vous avez abandonné vos études à l’université de Virginie pour rejoindre l’armée américaine.

Je me suis enrôlé à l’âge de vingt ans, deux mois après le 11 septembre 2001. J’avais quelque chose à prouver, c’était assez macho, j’ai été inspiré par Hemingway, parmi d’autres. Déjà je rêvais d’écrire, même si je le faisais très peu, et je pensais qu’il fallait s’aventurer dans le monde et participer à l’Histoire.

À la première page, vous dites ce que la guerre est pour les jeunes : « Seul un mégalomane, un suicidaire ou un adolescent peut prendre les risques nécessaires pour gagner sa propre guerre au sol. »

L’un des paradoxes de la nature humaine, c’est que ceux qui ont le moins à perdre sont ceux qui ont le plus peur de mourir. Lorsque j’avais vingt-trois ans, je courais vers le bruit des coups de feu : j’étais fou, ou fâché. À cet âge-là, on veut tester les limites, s’approcher du précipice, quitte à tomber dedans. Les adolescents croient intrinsèquement à leur immortalité, ils n’ont pas compris combien la vie est fragile. J’ai plus peur de mourir aujourd’hui, cela vient peut-être d’un changement hormonal.

Vous êtes resté un an en Irak.

J’y suis arrivé en mars 2004, en tant que membre d’équipage de char. Sauf qu’on avait laissé les chars aux États-Unis parce que la situation sur le terrain était paisible. Puis tout a explosé une ou deux semaines après mon arrivée. La première bataille de Falloujah a éclaté en avril 2004, j’étais dans le secteur est de Bagdad, près de Sadr City, donc la plupart des affrontements ont eu lieu avec l’Armée du Madhi, une milice shiite. En même temps, le scandale d’Abou Ghraib a été révélé. En juillet, on a reçu nos tanks. La majeure partie du temps, on était stationnés à des postes de contrôle. J’ai participé à quelques batailles à Sadr City, surtout aux mois d’août et de septembre.

Votre situation socio-économique n’était pas si différente de celle d’autres soldats.

Les statistiques démographiques de l’armée américaine reflètent celles de la société civile : la plupart des soldats sont issus de la classe moyenne. Même représentativité du point de vue ethnique. La seule exception concerne les sexes : surtout des garçons. Les djihadistes, on a tendance à penser qu’ils sont motivés par l’ignorance ou par un manque d’argent, alors qu’ils sont souvent assez privilégiés, surtout les dirigeants, tels Ben Laden ou Ayman al-Zawahiri, chef actuel d’Al-Qaïda. Médecin, il vient d’une famille bourgeoise du Caire. Sa biographie ressemble à celle de mon personnage Abou al-Houl.

Brian Van Reet, Le fer et le feu.

© Aaron Keene

Le fer et le feu est composé de trois voix : le soldat Sleed, homme pourri qui cherche du butin dans le palais de Saddam ; Cassandra, l’héroïne, capturée et emprisonnée ; et le moudjahid al-Houl. Ce dernier est le plus surprenant.

N’importe quel combattant se pose des questions sur son ennemi : à quoi ressemble-t-il ? La littérature est remplie de ce genre d’interrogations depuis l’Antiquité, par exemple les Grecs ont écrit des textes à partir de la perspective des Perses. Hélas, ce procédé existe peu dans la littérature contemporaine.

La voix d’al-Houl est nettement plus cultivée, érudite et poétique que celles des Américains.

J’ai lu quelques romans arabes en traduction ainsi que des témoignages de djihadistes, dont un journal intime. J’ai été frappé par le registre formel et littéraire. De même, dans mes échanges avec les Irakiens, je les ai trouvés plutôt formels dans leur façon de s’exprimer. D’ailleurs, ils ne se promènent pas en short et tongs. Même les travailleurs portent des pantalons et des chemises à col.

Côté américain, on trouve une certaine poésie bureaucratique dans l’argot militaire, comme dans le livre de Phil Klay, Fin de mission.

Il y a une nouvelle dans son recueil qui est composée presque exclusivement d’acronymes. Le défi pour l’écrivain, c’est de transmettre la vérité de l’armée – incarnée dans son langage – sans submerger le lecteur.

Et puis il y a la voix de Cassandra, soldat féminin. Vous reconnaissez-vous en elle ?

Je m’identifie au fait qu’elle est comme un poisson hors de l’eau. Chez moi, il s’agissait du fait que j’étais un peu plus éduqué que la moyenne. Quant à Cassandra, c’est à cause de son sexe : 15 % des soldats sont des femmes. En plus, ni elle ni moi n’avons choisi de nous engager pour les raisons typiques, c’est-à-dire pour financer nos études, mais plutôt par envie d’apprendre à combattre. Et par ennui de la vie domestique.

Elle sera rapidement confrontée à la tension sexuelle, voire à la menace omniprésente du viol, à partir de son séjour à Camp New York, base militaire dans le désert koweïtien.

La guerre a toujours comporté cet élément, les anthropologues le trouvent au sein des tribus dites « primitives », dont l’un des mobiles des conflits serait de vouloir capturer des femmes ; on le voit aussi dans l’histoire de la guerre de Troie. En général, les victimes de viol étaient des non-combattantes, tandis que Cassandra fait partie de l’armée. Pourtant, elle est rendue impuissante par l’agression sexuelle qui l’entoure.

Est-ce à cause de l’importance symbolique de Cassandra, jeune fille blonde capturée par l’ennemi, que les Américains investissent des ressources colossales pour la libérer ?   

En effet, l’enlèvement de Cassandra représente un énorme coup de propagande, donc il incombe aux Américains de la récupérer. Ceci est un thème récurrent : par exemple, lors des préparatifs de la guerre d’Afghanistan, l’un des prétextes pour l’invasion fut l’objectif de « libérer des femmes ». Ce qui est terrible, c’est que les Irakiennes avaient plus de liberté sous Saddam. Le régime n’était pas très religieux, les citoyens pouvaient boire de l’alcool ouvertement, les femmes avaient le droit de se promener sans voile, elles pouvaient travailler. Tout cela a changé après le début de la guerre, les voix d’extrémistes ont prédominé, les femmes ont dû commencer à porter l’abaya et le hijab. Donc, elles ont obtenu des élections démocratiques, mais elles ne pouvaient plus se promener seules sans être escortées par un homme.

Brian Van Reet, Le fer et le feu.

Brian Van Reet © Peter Tsai

Le fer et le feu est très dur à lire, surtout à cause de l’histoire de Cassandra.     

La plupart des lecteurs désirent qu’elle s’évade, ou qu’elle soit libérée. Cette histoire-là se vendrait mieux. Mon éditeur m’a dit : « Vous savez, Brian, les gens aiment les happy end. » Mais, concernant la guerre en Irak, c’est faux : je n’y conçois pas de dénouement positif, je prévois la souffrance sans fin. Pour faire « vrai », il faut qu’un livre soit un microcosme de la vie.

Le lecteur peut aussi être choqué par votre description de nombreux enfants difformes.

Bagdad est entouré de bidonvilles, peuplés des migrants venus d’autres régions du pays. Leurs abris sont rudimentaires, et j’ai en effet remarqué un nombre surprenant d’enfants porteurs de malformations congénitales. Cela doit résulter en partie du système de santé publique – dans des pays comme la France ou les États-Unis, ils auraient été soignés dès le premier âge –, mais à mon avis c’est aussi lié aux problèmes environnementaux. Je n’avais jamais vu autant de pollution, la quantité de smog était époustouflante, ce qui agit sans doute sur la santé. Le taux de cancer est particulièrement élevé. Et notre armée a beaucoup contribué à ce problème.

Alors, que pensez-vous de la guerre d’Irak ?

J’ai du mal à regretter ma décision de m’enrôler : ce serait renier une partie profonde de mon identité. Mais, bien évidemment, cette guerre est affreuse et regrettable. Cela me rend mal à l’aise de savoir que j’y ai pris part. Heureusement, je n’ai rien fait comme Sleed, qui a enfreint la loi américaine. En revanche, je suis peut-être coupable du point de vue d’une moralité supérieure. Mais j’ai obéi à la loi de mon pays, je n’ai pas commis de crimes de guerre. Ce qui n’empêche pas un sentiment de culpabilité relativement à certains événements.

Lesquels ?

Une fois, j’ai assisté à un combat où des civils ont été tués. C’est mes camarades qui leur ont tiré dessus, par accident. Mais cela pèse encore sur ma conscience. Il y a tellement d’incertitude pendant une guerre, j’ai tiré maintes fois pendant de nombreux combats : qui sait où sont parties toutes ces cartouches ? On suppose – croyance renforcée par le cinéma et les livres – qu’un soldat agit avec précision. C’est le mythe du sniper : un tir, un mort. Mais en fait ce n’est pas comme ça, la guerre est chaotique. Cela me rend mal à l’aise. En même temps, j’étais jeune, j’ai fait ce que mon pays m’a demandé, et je crois aujourd’hui que la responsabilité d’avoir si affreusement foiré incombe aux dirigeants de l’époque, ce n’était pas ma faute.

Si vous n’aviez pas combattu, vous n’auriez pas pu écrire ce livre.

C’est implicite dans mon titre [1] : d’abord, il y a le sens concret du mot « spoils » (butin), mais on y trouve aussi l’idée qu’en tant qu’écrivain, j’en ai personnellement retiré un bénéfice, en acquérant une expérience transmuable en littérature. Qui profite également au lecteur, j’espère ! Adolescent, j’ai lu Hemingway, ce qui m’a donné envie de combattre. En même temps, je n’aimerais pas faire naître la même réaction chez mes lecteurs. C’est l’un des paradoxes de ce genre littéraire : comment montrer la réalité de la guerre tout en créant un récit intéressant ? Si l’on y reste fidèle, le roman est lassant, composé d’ennui à 99 %, et de combat à 1 %. Le psychologue William James a dit que le fait de montrer l’horreur de la guerre n’a aucun effet dissuasif sur le public : c’est précisément l’horreur qui le fascine.


  1. Spoils : le butin, les dépouilles, les bénéfices. Le verbe « to spoil » veut dire « gâcher » ou « abîmer ».

Propos recueillis par Steven Sampson

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