Disques (2)
À cinq mois d’intervalle, François Lazarevitch a enregistré deux albums pour Alpha. Son interprétation des fantaisies pour flûte seule de Telemann confirme son rang parmi les plus grands flûtistes actuels. Pour le second, il est rejoint par les Musiciens de Saint-Julien pour une sélection de concertos de Vivaldi, parfois arrangés de façon étonnante.
Georg Philipp Telemann, 12 Fantasias for solo flute. François Lazarevitch, flûte. Alpha, 19 €
Antonio Vivaldi, Le Quattro Stagioni, La Tempesta di mare, Il Gardellino, La Notte. Les Musiciens de Saint-Julien. François Lazarevitch, flûte traversière, flûte à bec, musette et direction. Alpha, 19 €
Dans le répertoire pour instrument monodique seul, les douze fantaisies pour flûte de Telemann occupent une place essentielle, à l’instar des sonates et partitas pour violon de Bach : elles exigent de l’interprète une exécution qui fasse entendre la polyphonie de l’écriture. La nouvelle version de François Lazarevitch relève parfaitement ce défi. Ses notes graves, sonores mais sans aucun excès, résonnent tant dans l’oreille qu’elles en deviennent presque déroutantes : ces fantaisies sont-elles réellement senza basso ? Lorsqu’elles sont ornées, les mélodies des voix supérieures le sont avec beaucoup de goût et d’inventivité ; en évitant tout systématisme, Lazarevitch offre une musique dont on se demande tour à tour si elle est improvisée ou écrite par Telemann. En outre, le choix d’une articulation souvent propre à chacune des voix constitue une élégante invitation à les différencier. Cependant, une interprétation ne s’attachant qu’à exprimer la polyphonie de ces pièces aurait été vaine et celle qui fait l’objet de cet enregistrement mérite qu’on s’y intéresse à plus d’un autre titre.
Dans le livret, François Lazarevitch propose une explication purement technique à la possibilité d’obtenir des couleurs propres à chaque fantaisie : sur la flûte baroque, une tonalité impose certains doigtés et, par conséquent, certaines sonorités spécifiques. Mais la palette sonore utilisée ici est d’une richesse éblouissante et on y reconnaît l’art qu’ont les plus grands musiciens de sculpter leurs sons dans les moindres détails. Avec virtuosité et génie, François Lazarevitch fabrique des timbres à la variété sans limite. Une simple articulation suffit souvent à dévoiler une tout autre couleur de son. Loin de déstructurer les phrases musicales, de tels changements d’atmosphère donnent beaucoup d’éloquence à ces œuvres.
Fantaisie oblige, il me plaît d’imaginer de cet enregistrement qu’il illustrerait à la perfection un traité qui s’intitulerait De la respiration – Art et Technique. Longue, rapide, profonde, légère : aucune respiration n’est dissimulée et aucune ne ressemble à une autre. Il pourrait bien s’agir de la mise en pratique du chapitre « La respiration polyphonique » du traité précédent ! Tout au long de ces douze fantaisies, il apparaît que la respiration du flûtiste est une nécessité plus musicale que vitale. Et qui sait si l’auditeur, heureux disciple de François Lazarevitch, ne se surprendra pas, à l’avenir, à respirer musicalement ?
Une respiration d’un autre type ouvre l’album consacré à Vivaldi : c’est celle d’un chef-flûtiste, invitant son ensemble, tout autant que son auditeur, à le suivre dans cette musique qui bénéficie déjà d’enregistrements innombrables. François Lazarevitch et Les Musiciens de Saint-Julien ont choisi de rassembler sept chefs-d’œuvre de la musique baroque descriptive : les trois premiers concertos pour flûte de l’opus 10 (qui en contient trois autres) et les Quatre Saisons. Dans La Tempesta di mare et La Notte, jouées sur flûte à bec, on trouve toutes les qualités d’un chef-soliste à l’écoute de son ensemble. Les alternances de soli et de tutti, caractéristiques des concertos baroques, deviennent particulièrement évocatrices de la houle marine ou des esprits qui viennent troubler la nuit vivaldienne. Mais c’est Il Gardellino qui retient avant tout l’attention. Le babillage de ce chardonneret est un des plus gracieux qu’il soit donné d’entendre. Dans les premier et troisième mouvements, il est parfois porté par la basse des Musiciens de Saint-Julien tandis qu’on peut entendre une certaine dose d’humour dans l’imitation qu’en font les violons. C’est à un véritable chant de séduction que se livre la flûte dans le cantabile : les ornements des reprises sont à couper le souffle, le charme opère, on est conquis.
La première écoute du Printemps, transcrit au XVIIIe siècle pour la musette par Nicolas Chédeville, constitue une expérience assez curieuse mais à laquelle on s’habitue finalement. Les accents populaires de la mélodie jouée par cette cornemuse française côtoient d’étonnantes dissonances qui attirent l’attention. Vivaldi lui-même, qui a fait de ses Quatre Saisons une musique à programme, écrivait, au sujet de son printemps, que les nymphes et les bergers y dansent au son festif de la cornemuse. Nulle question de flûte dans les trois autres programmes écrits par Vivaldi, mais on se réjouit que cela n’ait pas arrêté François Lazarevitch dans son souhait d’arranger les trois saisons suivantes pour cet instrument. Par ses interprétations et ses arrangements très convaincants, il donne toute sa légitimité à un nouvel enregistrement de ces concertos.