Salle d’embarquement est le premier récit de Jérôme Game. Bien que publié après Développements, il a été écrit avant, et ce dernier texte se comprend dans le contexte du récit. Dans cette parenté des deux textes s’inscrit déjà la logique réticulaire qui articule Salle d’embarquement, dans sa construction comme dans sa syntaxe.
Jérôme Game, Salle d’embarquement. L’Attente, coll. « Ré/Velles », 151 p., 12,50 €
Le texte raconte les pérégrinations autour du globe de Benjamin C., cadre de la grande distribution qui, à la faveur d’un inattendu déphasage de son regard, va peu à peu échapper à ses missions. Mais le récit, bien qu’il mène irrésistiblement le personnage à changer (de vie, de regard), est surtout un prétexte ici ; il est le fil rouge qui fait tenir ensemble des modes textuels divers (moments narratifs, listes, objets textuels plastiques, fragments de réel transcrits verbatim, etc.) qui, chacun à sa manière, font sentir au lecteur la perception moderne telle qu’en elle-même la globalisation la change.
Il est donc beaucoup question de sensations dans Salle d’embarquement, qu’elles soient visuelles et optiques, auditives ou tactiles. Si les poètes de la génération de Jérôme Game entretiennent souvent un rapport critique aux images, allant jusqu’à les mettre à mort, l’auteur serait plutôt ici celui qui les ressuscite après avoir pris acte du pictorial turn du monde contemporain. L’instance qui parle est un regard et une écoute dépourvus d’identité fixe ; elle ne se confond pas – sinon temporairement – avec Benjamin C. Nous, lecteurs, glissons sur la psyché du personnage comme sur une surface gelée. Mais ainsi percevons-nous avec une acuité nouvelle le monde qui s’agite et bruisse autour de lui. Il s’y dévide dès les premières pages en une série de pures perceptions optiques : dans le mouvement de la page, la vision du tarmac à travers la baie vitrée se mêle à des images de GI occupant une région lointaine mais pourtant présents avec nous. Plus loin dans le texte, le lecteur désormais ubiquiste se trouve à Kuala Lumpur, Tokyo ou Hong-Kong, sans pour autant sentir le déplacement autour du globe. Aussi n’est-ce pas tant Benjamin C. qui se déplace que le monde, autour de lui, qui se meut dans une giration au terme de laquelle le personnage décide, pour sa propre existence, d’une révolution.
La diversité des formes que mobilise Jérôme Game fragmente ce texte où tout est affaire de glissements fluides. Cette contradiction au cœur d’un livre dont l’horizon formel n’est pas le volume relié mais plutôt l’échange de données en réseau rend son appréhension délicate, tant elle en défait l’unité formelle. On croise ainsi, au fil du texte, des instantanés des voyages de Benjamin C. surcadrés au centre de la page avec, dans le fond, une typo grise égrainant des coordonnées sur le globe ; des listes d’hôtels, de titres de la presse mondiale ou de noms de vidéo Youtube ; des fragments de voix glanés ça et là par le personnage, des restitutions textuelles, elles aussi surcadrées et surdécoupées, des clichés pris par Benjamin C. au cours de son périple (restitutions qui étaient déjà au principe de Développements) ou encore des blocs de temps et de vision disposés en constellations sur la page. Singulier effet de cette diversité : sitôt que l’on tente d’identifier ce qu’est Salle d’embarquement – à quel genre peut-il bien appartenir, de quelles formes narratives ou poétiques relève-t-il ? –, on se trouve embarrassé dans une gêne de langage. Ni récit de voyage, ni cut-up, ni poème concret à proprement parler, la pluralité de ses formes le rend insaisissable.
On trouve pourtant dans le texte une manière de scander, de couper et d’ajointer en prise directe avec le cinéma d’aujourd’hui (on pense, en lisant Salle d’embarquement, à Hou Hsiao-Hsien, à Godard cité en exergue, à Demonlover d’Assayas, à Miguel Gomes entre autres), ainsi que l’étaient déjà DQ/HK (paru aux éditions de L’Attente en 2013) et les vidéopoèmes réunis dans Ceci n’est pas une légende ipe pe ce (Incidences). Pour faire entrer du cinéma dans sa prose, Jérôme Game se plaît à disjoindre des segments de phrase qui, en réalité, s’ajustent par-delà un élément qui a comme fait irruption au milieu du texte ; ou bien il rapproche dans le mouvement de sa phrase des objets étrangers l’un à l’autre ; ou bien encore, il retranche à la phrase de manière à obtenir des effets de coupe dans une syntaxe par ailleurs régulière. Régulièrement, un même mot fait office de pivot à l’intérieur d’une phrase et y occupe deux fonctions distinctes (objet et sujet par exemple), comme ici : « On voit les nœuds d’autoroute à travers la météo est idéale, les voitures bougent à présent sous le halo des lampadaires. Quelques mètres encore et ça touche la piste est allumée, tout vibre immédiatement, les aérofreins se lèvent, on reçoit le grondement de l’inversion de poussée, ça décélère, l’avion freine, a ralenti soudain, mouline plus calmement dies and gentlemen, welcome to Tokyo-Narita Airport where the local time is 11.08 pm. We’ll be taxiing for just a few minutes and ask that you remain seated with your sealtbelt securitely fa la loupiote rouge sur l’aileron. On tourne sur la droite. Dernier virage. » Cette manière de tordre la phrase aux limites de la correction syntaxique nous arrache à une lecture linéaire pour nous proposer un rapport réticulaire au texte : aussi le poème pousse-t-il comme un rhizome au milieu du récit et nous restitue l’expérience du monde fondamentalement ramifiée et plurilingue que fait Benjamin C. De sorte qu’à la fin la langue qui s’élabore au fil de Salle d’embarquement nous délie d’avec les récits comme les images photographiques ont délié Benjamin C. des images du monde.