La force des humbles

Écrivain en marge, rivé aux mots, à l’écart de la société et de tous les courants littéraires, Ludwig Hohl (1904-1980) a très tôt revendiqué un parti pris d’opposition. Exilé à Paris, à Vienne puis aux Pays-Bas jusqu’en 1937, il s’établira par la suite à Genève où il écrit dans une cave, refuse de s’exprimer en dialecte alémanique et cultive son image de pilier de comptoir, fauteur de troubles et misanthrope railleur, de sorte que, jusqu’à la fin des années 1960, il sera plus connu pour sa légende sulfureuse que pour son œuvre.


Ludwig Hohl, Le petit cheval. Trad. de l’allemand (Suisse) par Antonin Moeri. Zoé, 112 p., 8 €


L’intrigue ténue du récit qui ouvre le recueil touche à l’essentiel. Dans un univers inhospitalier, où règne la médiocrité du monde, le narrateur suit la voie étroite entre « un monde rocheux et désolé » et la mer qui se dresse, « paroi, formidablement sombre ». Le malheureux qui erre en manque d’argent et d’appétit s’interroge : où trouver la vie, la « pure inspiration », « quelque chose comme un lion, le cri innommable de l’aigle loin au-dessus de moi, des animaux grâce auxquels je deviendrais fort et puissant, n’ayant plus besoin d’aucune aide pour vivre, me moquant de la solitude » ? Plutôt que les aigles et les lions, c’est le corps terrassé d’un cheval gisant entre la vie et la mort qui attire son attention: « Cet animal-ci n’avait plus de lignes pures. Sur les os du bassin, il semblait n’avoir qu’une peau, le profil de dos rappelait un paysage montagneux. Il n’avait pas de caprice, il n’était aimé de personne, il travaillait toujours ».

Une galerie de personnages défile devant la bête, un gendarme autoritaire qui veut l’envoyer à l’abattoir – « Bon pour la boucherie. […] Les saucisses seront succulentes ! »–, une femme obèse au petit chien qui commente dans l’indifférence, un bourgeois « au menton gigantesque », armé d’une « très fine cane » qui frappe l’animal tandis que le cocher tente de le relever en tirant sur le mors. Tous se succèdent puis s’éloignent, pressés et se dépêchant « vers la poursuite de leur propre chemin ». Seul le narrateur reste, impuissant spectateur de l’agonie du cheval dont les yeux étaient « immenses, noirs et brillants, extraordinairement vivants dans ce corps à moitié mort. Il n’y avait pourtant dans leur éclat nulle dureté, nulle obstination, nulle convoitise. Mais la mort était là, dans la substance sombre, immobile, gélatineuse ». Et pourtant le petit cheval finira par se relever, revigoré par un morceau de sucre.

Ludwig Hohl, Le petit cheval

Ludwig Hohl

Au-delà de l’ultime résignation de celui qui est allé au plus près de la mort, « cet accord complet avec tout ce qui pourrait lui advenir à présent : comme d’être emmené là où on ferait de lui des saucisses, là où ses os seraient moulus », il y a la gratitude, le regard de celui qui « admet toutes les améliorations qu’apporte la vie, et qui, quant à lui, ne refuserait jamais d’en payer le prix du sang ». Le sublime est moins dans la grandeur que dans le minuscule, l’humble et le silencieux. La voix du petit cheval est « bouleversante comme une symphonie ». Elle « n’est en rien devoir d’abnégation, mais mélodie plus grande dans la solitude de l’abandon que dans l’allégresse de l’accomplissement ». Elle « n’est pas espérance ni exploit, non, mais musique plus haute, orgueil le plus solitaire, salles miroitantes sous les ultimes voûtes de l’abîme, où aucun riche ne parvient, aucun ». Récit poignant, « Le petit cheval » est un « chef-d’œuvre de philosophie de la force des humbles », écrit Olivier Mannoni dans sa préface à la traduction de Moeri.

Hohl charge de sens les paysages, les figures, les scènes de rue ou les simples détails de la vie du monde, de sorte qu’ils acquièrent la densité métaphysique d’une parabole. Les textes sont courts, la prose est ciselée sans emphase, les phrases minutieusement ordonnées vers leur sens, tendues vers la vérité qu’elles cherchent à saisir, cet élan vital qui donne de l’âme aux choses. Ainsi, dans la très belle miniature intitulée « Mer »: « Certes, la mer mugit et gronde, roulant vague sur vague ; mais en vérité, elle ne ressemble en rien à l’animal. Nous ne pouvons comprendre le sens de cette présence qui détruit et étincelle, deux phénomènes qui ne semblent pas compter pour elle. La fureur de ses tempêtes nous paraît infinie et terrifiante ; et subitement, la voilà toute lisse et blanche, et personne ne peut la comprendre. […] La mer évoque pour nous la fréquence et l’infini. Nous voudrions hurler avec elle lorsque la colère nous prend. Mais la mer aura vite fait de nous oublier ; nos lassitudes ne l’intéressent pas ». Dans son ouvrage Grammaires de la création (Gallimard, 2001), George Steiner fera entrer Ludwig Hohl au panthéon des « maîtres secrets de la prose allemande du XXème siècle ».

Dans « Une ville la nuit », le narrateur arpente Paris en compagnie de Lorenzo, un peintre maigrichon. Hohl reprend certains portraits qui figuraient déjà dans Paris 1926 et construit autour d’eux le théâtre de la vie nocturne. On passe du Paris festif à la nuit noire qui entoure l’Arc de triomphe, puis à une crèmerie des Halles « aussi antipathique que toutes les autres […] à cause de cette particulière raréfaction de l’air qui caractérise tous les bars sans alcool de la terre ». S’y côtoient trois « Forts des Halles » buvant une tasse de chocolat, deux filles « aux yeux craintifs de femmes répudiées » et « une bonne femme extrêmement vieille » dont le visage « frémissait encore de passion haineuse ». Dans le quartier le plus mal famé se dresse la cathédrale, « l’infini ». Au bout de sa promenade, le narrateur retrouve la présence humaine, le lien avec l’autre prenant la forme de « deux fenêtres pour ainsi dire perdues dans une fuite sans fin ; et pourtant, quelque part au milieu de cette sombre et immense façade, ressortant de façon mystérieuse ».

Ludwig Hohl, Le petit cheval

Ludwig Hohl © Zoé

Ludwig Hohl se plaît à décrire les abîmes de la misère, comme celle de Juliano dans « Optimismus », ce peintre « de nature composite, plus exceptionnelle que la plupart, pas assez forte pour l’exceptionnel », qui ne céda jamais au désespoir mais ne produisit que des platitudes à force de croire que l’art doit cultiver le sensationnel plutôt que d’explorer la vie. Et la nouvelle se conclut par un éloge de ces artistes qui ne furent pas « lâchement complaisants envers la vie […]. Ils s’exercèrent à ne pas imaginer un autre lendemain que celui qui devait arriver ; c’est pourquoi ils restèrent à un seul endroit, c’est pourquoi ils purent témoigner et apporter quelque chose qui demeura. Quelque chose qui n’était pas pris sur le vif mais qui vivait ».

Le dernier texte du recueil, « Et une nouvelle terre… », met en scène la crise d’un individu que le manque de nourriture rend fou. Abandonné de tous, le peintre qu’imagine Hohl, Andreas W., « a élu domicile aux portes de la nuit, à l’extrême limite, tout au bord, là où le monde s’arrête ». Ce sont les mêmes confins qu’explore Sivio d’Arzo, jeune écrivain italien trop tôt disparu, dans son magnifique récit La maison des autres (Verdier, 1997). Mais, alors que chez d’Arzo la douloureuse question que la vieille femme vient poser au prêtre d’un village perdu de l’Appenin émilien ne peut trouver de réponse, Hohl transforme la détresse d’Andreas W. en lutte à bras-le-corps contre l’angoisse de vivre : « Le saut dans la nuit, oui, cette possibilité lui serait restée ; mais il disait : ‟Nous n’avons pas le droit” et il avait élu domicile en ce lieu ». Assailli par la faim, il est en proie aux hallucinations, il savoure en rêve la nourriture la plus revigorante, il erre, il chancelle, il tangue. Aux heures les plus terribles, il répète : « Nous n’avons pas le droit – nous ne devons rien jeter même pas le plus petit reste ; nous n’avons pas le droit de nous rebiffer et d’avoir une vue d’ensemble – parce que cela nous détruirait – nous devons nous abîmer dans le détail avec une totale exclusivité – toujours dans le détail, jusque dans le dernier détail possible. »

Ludwig Hohl fait partie de ceux qui ont cherché l’absolu dans le travail de l’écriture, ce travail « choisi, voulu, fait d’obstination, d’attention, de rigueur, de lucidité ». Par un hasard de l’histoire, sa tombe jouxte celle de Borges dans le cimetière des Rois, à Genève. Pour l’écrivain argentin, « l’idée d’un texte définitif ne relève que de la religion ou de la fatigue ». L’enjeu est vital pour Hohl : « Travailler, c’est toujours davantage, ne pas mourir ; c’est se rattacher au tout. Travailler n’est rien d’autre que traduire ce qui meurt en ce qui continue. »

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