Livres disparus

La littérature est une matière friable et périssable dont il faudrait compléter l’histoire en faisant figurer, aux côtés des chefs-d’œuvre déjà célébrés, la multitude de ceux qui ont été perdus, détruits ou altérés. Dans Le livre des livres perdus, Giorgio Van Straten reconstitue à travers les époques et les continents une curieuse bibliothèque rassemblant huit manuscrits « que certains ont vus et même lus, mais qui ont ensuite été détruits ou dont on n’a plus eu de nouvelles ».


Giorgio Van Straten, Le livre des livres perdus. Trad. de l’italien par Marguerite Pozzoli. Actes Sud, coll. « Un endroit où aller », 170 p., 18 €


Comment écrire sur ces textes disparus, sinon en partant à la recherche des traces de leur absence ? Qu’il s’agisse de Roberto Bilenchi, Lord Byron, Ernest Hemingway, Bruno Schulz, Nicolas Gogol, Malcolm Lowry, Walter Benjamin ou Sylvia Plath, l’histoire se répète, au gré des circonstances.

Elle laisse un goût amer, lorsque ce sont les proches qui choisissent de détruire ou de censurer un texte. Maria Ferrara, en décidant avant de mourir de brûler toutes les lettres de son mari ainsi qu’un manuscrit inédit, priva les admirateurs de Roberto Bilenchi de la lecture d’Il Vale, roman inachevé auquel Giorgio Van Straten avait eu accès quelques mois auparavant. Ni le poète Thomas Moore ni l’éditeur John Murray I n’empêchèrent que les Mémoires de Lord Byron soient jetées au feu comme le souhaitaient la scandaleuse Augusta Leigh, demi-sœur et maîtresse, et le craintif John Cam Hobhouse, exécuteur testamentaire, soucieux de cacher son homosexualité. Quant aux écrits inédits de Sylvia Plath, dont la vie passionnée s’acheva par un suicide, ils eurent le sort dont décida celui qui était encore son mari même s’ils étaient séparés, Ted Hughes. Il en publia une partie, dont Ariel qui assura le succès de la poétesse, détruisit la fin des Journaux pour protéger ses enfants, et entretint le mystère sur Double Exposure, roman inachevé « perdu quelque part pendant les années 1970 ». A-t-on le droit de détruire des papiers qui ne sont pas destinés à la publication lorsqu’ils engagent d’autres personnes que leur auteur ? Selon Giorgio Van Straten : « Le droit de protéger les personnes, qui est sacro-saint, ne peut aller à l’encontre de la littérature : ce sont des exigences compatibles, si on le veut. »

Manuscrits, tapuscrits, copies carbone – car c’est ainsi qu’on écrivait avant l’avènement de l’informatique – sont souvent la proie des flammes. Selon le récit de son jeune serviteur, Nicolas Gogol jeta au feu les cinq cents feuillets qui composaient le deuxième tome des Âmes mortes, avant de se mettre à pleurer. Le poète s’était donné pour ambition de conduire à la rédemption Tchitchikov, le trafiquant d’âmes, en transformant son âme morte en une âme vivante. Alors qu’il excellait dans le réalisme sordide, Gogol échoua à « construire la cathédrale morale du peuple russe » dont il rêvait, ne proposant qu’une fade imagerie en guise de purgatoire et de paradis. Et Van Straten de citer Marina Tsvetaeva : « Cette demi-heure passée par Gogol devant une cheminée a fait davantage – en faveur du bien contre le mal – que toutes les années de prédication de Tolstoï. »

Giorgio Van Straten, Le livre des livres perdus

Giorgio Van Straten

De l’unique copie du roman de Malcolm Lowry, In Ballast to the White Sea, ne subsistent que des bouts de papier brûlés sur les bords, « comme les cartes au trésor des pirates », conservés à l’université de Colombie-Britannique. La troisième version de ce qui devait être le pendant paradisiaque d’Au-dessous du volcan disparut dans l’incendie de la cabane sans eau ni électricité où le sulfureux romancier britannique s’était réfugié avec sa compagne Margerie, à Dollarton, près de Vancouver. Le feu priva la postérité d’une « Divine Comédie ivre ».

Autre instrument de la fatalité, les valises égarées ou volées peuvent engloutir une œuvre, comme en 1922, lorsque Hadley Richardson ne retrouva jamais le bagage qu’elle avait déposé dans le compartiment d’un train, gare de Lyon, le temps d’aller acheter une bouteille d’eau. La première épouse d’Hemingway perdait là tous les premiers essais narratifs de celui qui n’en était encore qu’à l’apprentissage de sa vocation.

Disparue aussi la mystérieuse valise noire que Walter Benjamin transporta jusqu’en Espagne au prix de tant d’efforts avant de se suicider à Portbou, dans le même village où, un an auparavant, le poète Antonio Machado avait également dû abandonner une valise pleine de poèmes pour s’expatrier à Collioure, où il mourut quelques jours plus tard. « Il se peut que dans une armoire ou dans un vieux coffre, dans le grenier d’une maison de Portbou, gisent les feuillets jaunis et oubliés : les textes du vieux poète vaincu et les notes de l’intellectuel européen prématurément vieilli, conservés ensemble, à l’insu du propriétaire de cette armoire ou de ce coffre. Est-il interdit d’espérer que quelqu’un tôt ou tard – par hasard, par érudition ou par passion – retrouve ces pages et nous permette enfin de les lire ? »

Quant à l’histoire du Messie que Bruno Schulz considérait comme l’œuvre de sa vie, elle est pour le moins romanesque. Alors que son auteur avait été assassiné par un officier nazi dans le camp de Drohobycz, en Pologne, le manuscrit refit surface quarante ans plus tard dans les archives du KGB. Le gouvernement polonais accepta de le racheter, mais la voiture du diplomate suédois en charge de la transaction prit feu dans des circonstances mystérieuses, privant les lecteurs de ce livre définitivement perdu.

Entre cataclysmes collectifs et légèreté individuelle, Giorgio Van Straten jongle avec les hypothèses et use des ressources du conditionnel pour donner une présence intangible à ces livres qui auraient pu être, mais qui n’ont pas été. Il dessine un espace littéraire singulier où le lecteur écrit les pages d’une œuvre dont il n’a rien lu. « Nous avons infiniment perdu et nous perdons sans cesse et il est vraisemblable que nous perdrons toujours », constatait Judith Schlanger, en 1992, dans son essai Mémoire des œuvres, consacré au processus de déperdition et de conservation dans la transmission culturelle. Ces livres disparus contiennent tous les possibles. Ils nous offrent la possibilité de la fabulation, celle de les raconter ou de les réinventer. Ils nous laissent aussi l’espoir de voir resurgir un jour les mots du poète.

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