Le poète encerclé

« C’est l’alcool. Je suis là pour me sevrer, redevenir un homme d’eau et de thé. » Ainsi commence le premier des quatre-vingt-dix brefs poèmes en prose de L’homme qui penche, écrit lors des deux séjours qu’effectue Thierry Metz, à sa propre demande, dans un centre hospitalier de la Gironde, en 1996 et 1997. Le dernier est daté du 31 janvier 1997, deux mois et demi avant son suicide.


Thierry Metz, L’homme qui penche. Préface de Cédric Le Penven, Éditions Unes, 95 p., 19 €


Et pourtant l’homme qui penche n’est pas dans la tristesse, pas davantage dans le désespoir, mais au-delà de ces états, entouré, enfermé par un cercle invisible qui le rend comme absent à lui-même. Il s’observe et observe les autres, qui essaient eux aussi « de ne pas perdre le fil ». Leurs corps sont morcelés, leurs différents morceaux se sont désaccordés et flottent loin les uns des autres parce qu’ils ont perdu le désir d’être ensemble, d’aller ensemble au même endroit, avec élan.

De ces corps qui paraissent presque abstraits, on retient un regard, « simple petite rose », qui permet d’exprimer ce que n’atteignent pas les mots ; on retient un visage aux « oreilles immenses, décollées, modelées par tous les bruits du monde ».

Il arrive que le corps ne soit plus qu’un visage réduit à quelques traits ; pire encore, que ce reste, ce dessin incomplet, cesse d’être visible et préfère « demeurer introuvable », dissocié ; le corps est là, absent, quelqu’un est bien dedans mais il « n’est pas avec ».

Il arrive que le corps paraisse double, qu’il soit le contenant d’un autre, caché en lui ; celui qui est visible est maigre, celui qui est caché est affamé, l’un nourrit l’autre, sans cesse, en vain.

Et il arrive enfin que le corps ne mange pas, ou presque pas, et qu’il ressemble à une brindille retenue par le bec d’un « oiseau plus transparent que l’air » ; qu’il marche, qu’il se déplace si lentement « qu’il ne s’aperçoit pas qu’un arbre le suit ».

Thierry Metz, L’homme penché

Thierry Metz

Au début du séjour dans le centre hospitalier, l’homme penché ne quitte guère son pyjama, sa chambre. Ça lui convient. Qu’y a-t-il à chercher, à trouver ? Il ne désire rien : « Que seulement passent les heures / Pour les empiler ». Même bougeant, il n’atteint rien : « Marcher, toujours. Sans s’éloigner. Être celui qui est là, qui vient et qui revient, qui n’arrive nulle part. » Si le corps n’a aucune illusion, « même étant arrivé, on est encore loin », l’esprit cherche quand même « ce qui s’est retiré » mais les mots l’en éloignent, il cherche « à habiter une autre maison […] qui est toujours vide – entourée par ce qui est plein ».

L’homme penché veut « émacier le texte le plus possible », ses mots sont rares, conservés seulement s’ils sont exactement appropriés. C’est un travail : « Il y a tellement à faire à l’intérieur » ou un tâtonnement, une tentative pour faire entrer l’homme qu’il est devenu « dans la maison de la rencontre et de la réparation. Si ce n’est lui tout entier, au moins ses mains et son visage. Tout n’entrera pas ».

Les mots sont à extraire de quelque part où ils existent. Ils sont ensuite à mettre ensemble, à mettre en ordre, à devenir liés, un tout, « jusqu’au moment où il y aura quelqu’un ».

L’homme qui penche se voit de loin, sorti de la maison, il se fait signe. N’est-ce pas trop tard ? Il a peur de rentrer, de retourner à ce qu’il a quitté : le travail de chantier éprouvant qui l’empêche d’écrire, la maison désertée. Il se penche pour écrire, il s’entend dans l’oreille. Il cherche (si seulement il savait quoi !), prétend même qu’il enquête.

À l’hôpital, tous restent assis comme dans une salle d’attente, ils ont peur de sortir, de se trouver en face de quelque chose d’inexpliqué qui leur barre la route, ils s’attachent à l’instant parce que seul il permet l’équilibre, ils regardent leurs mains, ils regardent les fleurs, ils ont « la langue percée ».

« Il était une fois »… Ils ont le désir de commencer un nouveau conte, une nouvelle vie. Et pourtant ils s’en vont. C’est fini.

Pas tout à fait pour Thierry Metz puisqu’il nous laisse une quinzaine de livres dont deux à L’Arpenteur/ Gallimard : Le journal d’un manœuvre, en 1990, inspiré par un chantier au centre d’Agen, et Lettres à la bien-aimée, en 1995. L’homme qui penche avait été rapidement publié par les éditions Opales/Pleine page. On peut espérer que la présente réédition, dont certains exemplaires numérotés sont riches de dessins originaux d’Ena Lindenbaur, permettra vingt ans après à de nouveaux lecteurs de découvrir cet auteur étonnamment proche et perdu, inatteignable et préservé : il nous attend, on peut encore le rencontrer.

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