L’éditeur noctambule

Au fil de La nuit pour adresse, Maud Simonnot retrace le sémillant parcours de Robert McAlmon, écrivain et éditeur audacieux, né dans le Middle West américain, parisien d’adoption, au cœur de l’avant-garde, de la Génération perdue et des aventures intellectuelles du premier quart du XXe siècle. Une fine enquête, très documentée, dans le milieu des lettres où circule nuit et jour cet esthète libre et généreux, pilier de la librairie Shakespeare & Company, compagnon de Joyce, et parrain des Américains de Montparnasse.


Maud Simonnot, La nuit pour adresse. Gallimard, 251 p., 20 €


« J’aime la musique, surtout le jazz, et danser, seul, et j’aime ma vie grégaire et tout ce qui l’accompagne. Noble ou vulgaire, mais toujours relevé d’un petit quelque chose de louche », écrivait Robert Menzies McAlmon en 1929, à trente-quatre ans. C’est un feu follet engagé dans l’armée à la mort de son père en 1916, déserteur puis enrôlé pour un entraînement de pilote à San Diego où il se met à publier des poèmes. À New York, il intègre allègrement la bohème de Greenwich Village où chacun admire sa vive intelligence et son corps de jeune homme à la Donatello ; il se lie à Williams Carlos Williams et ensemble ils fondent la revue Contact. Le voilà déjà connu, si bien que le New York Times du 12 mars 1921 s’émeut du mariage du « poète du Village » avec la jeune poétesse Bryher. Sous ce nom de plume, il découvre alors une très riche héritière qui le fera rentier et vivra sa vie à part.

Prodigue, tôt publié dans les meilleures revues américaines, encouragé et entouré, McAlmon n’hésite pas à intituler son autobiographie Being Geniuses Together (1926) et à déclarer : « Si le monde va en enfer, je l’accompagne, et pas question en plus d’être dans les derniers rangs. » Son quotidien à Paris ressemble alors à un bottin mondain des lettres et des arts des années vingt : il rencontre Joyce par l’intermédiaire de Pound, fait une traversée transatlantique en 1927 en jouant aux échecs avec Duchamp, fréquente Brancusi, Kiki et Man Ray, les fêtards Picabia et Foujita, devient le familier de Djuna Barnes, Peggy Guggenheim et Nancy Cunard. Il est là, flambeur et amical, il s’absente, voyage et revient, multipliant les contacts puisqu’il y a là, dit-il « un plein Paris avec qui je dois prendre un verre. J’aurai bientôt des siècles pour dormir ». Auprès de Joyce, il est le compagnon des soirées au café, le pourvoyeur de mensualités à 150 dollars et autres secours indispensables (« Cher McAlmon, merci pour ce chèque rapide qui a versé de l’huile sur toutes sortes de vagues »), mais aussi le chasseur tenace de souscripteurs, au rang desquels il compte Gide et Valery Larbaud, Dos Passos et Hart Crane et même Winston Churchill et le futur Lawrence d’Arabie, tout cela  pour faire terminer et publier enfin Ulysses, commencé en 1914 et toujours en chantier.

Maud Simonnot, La nuit pour adresse, Gallimard

Depuis 1921, il fait adresser son courrier « aux bons soins de Shakespeare & Company » où Sylvia Beach l’héberge, on le croise à La Coupole, au Dôme, au Lutetia, au Dingo Bar comme au Jockey, il danse éperdument chez Bricktop, et pourtant il ne chôme pas, fondant la même année Contact Publishing Company, la plus importante maison d’édition des expatriés, avec cette ligne éditoriale : « Les éditions Contact ne sont pas concernées par ce que veut le ‟public”. Il existe des éditeurs commerciaux qui connaissent le public et ses gouts. Si des livres nous semblent contenir quelque chose de l’ordre de l’individualité, de l’intelligence, du talent, un sens vivant de ce qu’est la littérature, et une qualité qui aurait l’odeur et le timbre de l’authenticité, nous le publions. Nous admettons que l’excentricité existe. » C’est ainsi qu’il accueille Gertrude Stein à Contact (mais une querelle d’édition l’éloignera un peu plus tard de « l’éléphant de la rue de Fleurus ») et qu’il encourage la créativité, perspicace et prompt à dénicher les nouveaux écrivains, soucieux de dépasser le lectorat d’une génération pressée. En 1924, il publie une anthologie du modernisme et devient un personnage très en vue, même s’il ressent une solitude intérieure que la photographe Berenice Abbott captera dans son reflet de mélancolie. Il sillonne la rive gauche, le quartier de Montparnasse à Saint-Germain-des-Prés, séjourne sur la Riviera comme les riches Américains de Paris, part en Espagne, en Normandie, toujours mobile, comme l’observe en 1925 Wallace Stevens : « Mac est un animal sauvage, impossible de le mettre en cage ».

Il s’agit donc de pister ce libre esprit, de s’inviter dans cet appétit de lettres exigeantes, de découvrir sous les signes de l’éparpillement apparent un sérieux engagement d’éditeur. Travail d’orfèvre mené par Maud Simonnot, une consœur férue d’histoire de l’édition, qui connait et pratique le métier, salue le désintéressement et les intuitions de McAlmon, son mouvement perpétuel et ses audaces. Ce faisant, elle partage une rêverie, une promenade nocturne. Le récit fourmille de rencontres et d’anecdotes, rendant très proches tous ces expatriés, ces « dégénérés », venus chercher fête, inspiration et reconnaissance à Paris. Maud Simonnot rend bien l’apparente légèreté, les croisements illustrés par de belles et pertinentes citations, l’atmosphère à la fois volatile et difficile, les affres de ces plumitifs débutants avides de succès, elle fait sentir l’inévitable tension entre McAlmon l’écrivain de poèmes, nouvelles et romans qu’il est et l’éditeur des autres. Il ne fait pas mystère de son élitisme en poésie, retenant simplement Williams Carlos Williams, H. D. (Hilda Dolittle) et Marianne Moore, qu’il connait bien en amitié. De même, en 1935, lorsque Pound recense ceux qu’il appelle « les écrivains vivants », il ne cite que Cocteau, Lewis, Eliot, Williams et McAlmon qui, selon lui, initie « une veine d’écriture entièrement nouvelle : le réalisme brut ».

Maud Simonnot, La nuit pour adresse, Gallimard

Maud Simonnot © F. Mantovani

Mais le climat s’assombrit et, malade pendant la guerre, McAlmon rentre pour soigner ses poumons dans le désert de l’Arizona où il meurt d’une pneumonie à soixante ans, inconnu du grand public qui ne l’intéresse guère, apprécié de ses intimes qui reconnaissent son talent d’entremetteur des lettres : « Bob avait un don pour les relations humaines et pour réunir les univers les plus improbables. Sa véritable contribution fut de présenter les gens les uns aux autres, que ce soit le jeune Machin ou le vieux Trucmuche, et ainsi d’aider un grand nombre de personnes », note Bryher, son épouse. Étrange itinéraire d’un affranchi, d’un flamboyant qui disparait comme un fantôme ; acteur littéraire vibrionnant, puis témoin, il laisse des correspondances, un soutien décisif au monde de l’édition, à la littérature lesbienne et gay, les textes des auteurs de Contact, une  somme née de l’effervescence perpétuelle d’un amateur américain, « jeune homme intense », parti de rien, qui bénéficie de l’appui constant de ses beaux-parents britanniques, Lord et Lady Ellerman, et qui s’emploie à faire émerger des classiques.

À la fois enquête, biographie et reportage, La nuit pour adresse – avec cette belle allusion aux vers d’Aragon dont McAlmon est l’ami – fait vivre intensément, de manière empathique et concrète, parfois teintée de mélancolie, tout un pan de l’histoire littéraire franco-américaine qui se cristallise au cours de la vie parisienne de McAlmon, découvreur insatiable, esprit nomade dont la devise « tout sauf l’ennui » soutient une ambition constante : l’édition d’une nouvelle littérature.

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