Paysage barré

Le nouvel ouvrage d’Andrea Zanzotto est un livre double, contenant deux recueils presque entièrement inédits en français et réunissant ainsi deux parts de l’œuvre du grand poète italien disparu en 2011 fort éloignées dans le temps et dans l’esprit. Deux étapes de son paysage lyrique, gouvernées par une perception également tendue et surprenante.


Andrea Zanzotto, Vocatif suivi de Surimpressions. Trad. de l’italien et présenté par Philippe Di Meo. Maurice Nadeau, 359 p., 22 €


Pourquoi ne pas lire Zanzotto par les deux bouts ? La nouvelle parution bilingue du poète italien aux éditions Maurice Nadeau offre une occasion à ne pas rater. Son architecture est particulière, qui rassemble Vocatif, troisième livre que Zanzotto publia en 1957, et Surimpressions, son avant-dernier recueil sorti en 2001, dont l’écriture « à la dérive », selon la présentation de l’auteur, se situe à mille lieues de la raréfaction qui enveloppe l’ouvrage des années 1950. Les deux sont traduits par Philippe Di Meo, passeur vers le français de la plupart des œuvres du poète vénitien, et qui accompagne chacune de ses traductions d’une postface. Au-delà du plaisir certain que les lecteurs tireront de ce jeu de reflets issu du gré des rythmes de l’édition, il est indéniable que ce strabisme laissera mieux ressortir le cheminement singulier de Zanzotto, depuis la posture maniériste de ses débuts vers cette poésie hybride, à la fois expérimentale et lyrique, qu’il écrira à partir des années 1960, lors du tournant de son ouvrage majeur, La Beauté (1968).

Vocatif paraît au lendemain de la plus grave des crises névrotiques traversées par le poète, et surgit ainsi de ce silence effleurant l’aphasie qui surplombera dès lors l’œuvre tout entière, comme sa menace et son pendant. Le recueil porte jusqu’à une tension maximale le ton hyper-littéraire des premiers ouvrages, faisant de la langue de la haute tradition poétique italienne, maniée de façon savante et libre par Zanzotto, l’unique lieu possible où se réfugier après les horreurs de la guerre – et adhère de manière ardente au paysage natif, cette rive gauche du fleuve Piave portant les traces de la Grande Guerre que déchiffrera ensuite Le Galatée au Bois (1978). Le livre est le seul endroit où « exister psychiquement » (selon le titre d’un de ses poèmes clé) dans un temps catastrophique jugé désormais indicible. Endossant les habits impossibles du poète pétrarquiste post litteram, Zanzotto prend la parole de manière expressément tardive et se présente volontiers comme le « dernier des hermétiques » à un moment où est en cours la révision de l’hermétisme par ses propres protagonistes, au contact d’une langue moyenne apportée par la massification de la société italienne. Par son échappée hors du temps, finalement proche de ce « hors le temps imparti » attribué à l’Histoire par La Beauté, Vocatif dit l’inactualité foncière de l’écriture après le désastre, cette impossibilité qui la traverse de plein fouet. D’abord par une exaspération de la voix élégiaque du recueil :

« Et dans mon cœur je découvre

écrite l’élégie,

et n’ai la pudeur de mon pleur

ni de l’écho invoqué… »

Ensuite par une mise en tension du dispositif lyrique qui campe un je grammaticalisé, à peine existant ou décidément posthume, et un tu évidé ou toujours en fuite, qu’on peut retrouver côte à côte dans le poème « Première personne » :

« – Moi – en tremblements continus – moi – disparu

et présent : jamais elle ne vient

ton heure.

[…]

Toi, halètement contraint et interrompu,

maintenant, maintenant et toujours,

insatiable et blafarde poursuite. »

Sorte de recueil-tombeau, « ci-gît » généralisé jusqu’au moi poétique lui-même (« Étendu dans ma vraie / voix, je m’avance dans la stase/première… », lit-on plus loin), Vocatif est aussi ponctué par les élégies dédiées aux figures ensevelies dans le paysage, de la sœur morte aux martyrs partisans, « camarades qui ont couru en avant ». Thème, celui des compagnons résistants dont le poète n’a pas pu partager jusqu’au bout la lutte, qui rythmera de façon lancinante l’œuvre entière de Zanzotto, jusqu’à « Diplopies, surimpressions (1945-1995) », poème du recueil éponyme, où ces martyrs sont assimilés par le « tremblotement » de la prairie. Nous ne sommes pas loin de l’expérience de culpabilité d’une résistance empêchée au cœur de l’œuvre de cet autre grand poète italien et traducteur de Char, Vittorio Sereni, son aîné de quelques années.

Andrea Zanzotto, Vocatif suivi de Surimpressions, Maurice Nadeau

Andrea Zanzotto

« De nulle part n’arrivaient vers moi des effets de vérité qui ne soient destructeurs, tandis qu’en moi s’accumulaient, comme pour donner au moi une sorte de superconsistance dure comme fer, des couches de plus en plus maudites d’angoisse », écrira plus tard le poète à propos de Vocatif, au seuil duquel s’érige la barrière de l’épigraphe de Paul Eluard : « Ce qui est digne d’être aimé / contre ce qui s’anéantit ». Dans les années 1960 se dessine pourtant une barrière autrement plus poreuse et fragile pour ce locus amoenus, ce village-cocon que Vocatif persistait à faire vivre « dans la coquille ». Face au « nulle part » (le « gnessulogo », l’« aucunlieu » du Galaté au Bois) le nid lyrique constitué par les premiers recueils se fissure à jamais, pour la déclinaison d’un Heimat en porte-à-faux, perpétuellement renversé.

Surimpressions survient justement au bout de ces multiples retournements, de ces cabrioles infinies à la Munchausen poursuivies par la poésie de Zanzotto, avant le dernier livre testamentaire de Conglomerati (2009). Publication supplémentaire, s’ajoutant deux ans après aux œuvres presque complètes parues chez Mondadori en 1999, comme en voulant exorciser le monument grâce au mécanisme du plus un, Surimpressions arrive vraiment après tout. Météo, trois ans plus tôt, constatait les effets dévastateurs de la globalisation sur le paysage. Surimpressions enregistre quant à lui une post-nature définitivement transfigurée en land-art. Ainsi des « Palù », ces zones marécageuses transformées dès le Moyen Âge par les moines cisterciens en prés en damiers entourés d’eaux courantes, et que menace de disparition l’agriculture « aveugle et envahissante » de la Vénétie en plastique des années deux mille. Ces « Miroirs du Léthé/ reposant ici en eux-mêmes » nous donnent, après les Holzwege que composait la géographie de Galaté, l’image inédite d’une nature perdue, mise en abîme, encerclant l’homme qui s’y reflète jusqu’à s’y perdre :

« ‟Ce sont des lieux froids, vierges qui

            éloignent

la main de l’homme” – dit un homme

triste ; et il est pourtant absorbé, en eux assumé.

Enchevêtrements d’eaux et de désirs

d’arborescences pures,

dominos de mystères

tombant l’un après l’autre en eux-mêmes

attirés dans le touffu du finir

sans fin… »

Plus aucune existence, plus d’homme ni de paysage ; seulement la page rhizomatique d’un « lieu pris au mot », réceptacle cumulatif, fatras sans montage de signes, de gribouillis, de notes d’auteurs, de résidus de toute sorte, telles les inscriptions sur les murs de la maison de campagne Ligonàs, dont les fenêtres servent de filtre optique pour regarder le paysage, qui devient à son tour « écran extralucide ». Poésie-web, comme Météo avait été une poésie-live, télévisuelle, Surimpressions condense le je lyrique en ce « otto@zn.it » en bas de page du poème-mail envoyé à la lune, où l’héritage de Leopardi revient une fois de plus. Plus encore que du jeu de la superposition littéraire, que des surimpressions intertextuelles auxquelles Zanzotto nous a habitués depuis longtemps, ce sont des « envahissements dignes de tatouage », comme nous en prévient l’auteur, qui meuvent l’écriture. Envahissements qui rejoignent celui des mauvaises herbes, d’une nature déréglée, transgénique, comme ce poirier « géant – et presque horriblement/ FRUCTIFÉRISSANT ». Dans Surimpressions, cette post-nature semble donner lieu à une néo-poésie, que le poète Giovanni Raboni associait très justement à une « archéologie du futur ».

Andrea Zanzotto, Vocatif suivi de Surimpressions, Maurice Nadeau

Deux masques, de Giorgio de Chirico (1926)

À se demander si, finalement, le point de raccord entre les deux livres figurant ici ne tenait pas tant au paysage qu’à sa construction fictive, fantasmatique. Somme toute, le « vert très haut,/ le très riche nihil » de Vocatif n’est pas si distant de cette nouvelle nature du dernier Zanzotto.  Peut-être « Les paysages premiers » du recueil de 1957 sont-ils d’entrée de jeu la trace peinte de ce paysage natal, barré dès l’origine, pour lequel Surimpressions trouvera la formule idéale :

« Non, tu ne m’as jamais trahi, [paysage]

sur toi

j’ai déversé tout ce que toi

absent infini, accueil infini

ne peux avoir : le noir du destin/nuage

adverse ou de la faute, du gouffre implosif. »

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