Le cristal du temps

« Des histoires se servent de moi pour se raconter toutes seules ou presque. » Un texte écrit en même temps qu’un roman encore inachevé : tel est l’argument du livre de Pierre Péju. Une sorte de vacuité intérieure, de panne créatrice, fût-elle provisoire, pousse le narrateur à quitter sa maison pour une randonnée en montagne, dans une nature où il espère se ressourcer et débusquer, peut-être, un chemin qui le ramènerait à son œuvre. Or, c’est pour le narrateur l’occasion d’une rencontre qui préside à la naissance de ce texte, lequel double l’écriture du supposé roman au point d’en prendre toute la place : un inconnu lui offre un fragment de cristal doté de pouvoirs magiques.


Pierre Péju, Reconnaissance. Gallimard, 364 p., 21 €


Chaque regard dans ce cristal est une plongée dans la vie du narrateur, chaque chapitre est une histoire en soi, une image de kaléidoscope, toujours différente, mais qui participe pourtant à l’unité de cette œuvre singulière qui, se gardant des pièges d’une interprétation par trop réductrice, préfère pour décrire les résurgences de la mémoire le clair-obscur de la littérature. Elle tient aussi bien du roman que du recueil de nouvelles, ou de ces contes qu’affectionne particulièrement Pierre Péju, surfant sur la crête étroite qui sépare la réalité de l’imaginaire, marchant quelquefois sur les traces des anciens philosophes, pas encore effacées.

En l’intitulant Reconnaissance, l’auteur joue sciemment sur les différents sens du mot : si reconnaître, c’est connaître une seconde fois à travers le souvenir, c’est aussi s’aventurer en terre inconnue – et c’est le sentiment qui s’impose parfois face à la beauté et au mystère de la vie qui, en dépit de tout, vaut d’être vécue [1].

Les montagnes comme les rivages sont des lieux chers à Pierre Péju. Ce sont les bornes de la terre ferme, ses limites horizontales et verticales, ses points de contact avec les autres éléments que sont l’air et l’eau. Dans Marée basse [2], Péju avait entrepris l’exploration des sables tantôt inondés, tantôt découverts, ces lais où les fragments d’objets échoués sont autant de bribes de souvenirs revenus malgré nous, mais pour nous. Reconnaissance reprend et complète l’examen de ces zones intermédiaires qui correspondent si bien aux périodes de pause, d’hésitation de l’existence, à ces entre-deux où la volonté et l’action cèdent le pas aux vagabondages de la conscience, quand « la mer des phrases s’est retirée très loin ». Les marges, les franges où le sol se dérobe comme se dérobent nos certitudes, quoi de plus propice à l’irruption de l’irrationnel dans un monde qu’on voudrait garder sous contrôle ?

Le compagnon de rencontre du narrateur évoque irrésistiblement les voyageurs des contes « fantastiques », allemands de préférence : un physique peu commun, une tenue d’un autre âge, une étrange façon d’apostropher le narrateur en lui demandant s’il a aperçu son ombre perdue, comme si un célèbre personnage de Chamisso reprenait vie sous nos yeux… Mais n’est-ce pas le lot de tout homme qui a vécu que de cacher en lui nombre de lacunes, de deuils et d’absences, d’être justement « un porteur de manque, l’homme sans ombre » ? D’autres références discrètes ou explicites à des contes ou récits du romantisme allemand jalonnent d’ailleurs le texte. L’atmosphère fantastique s’épaissit lorsque le mystérieux personnage parle de sa rencontre avec un vieil homme, peut-être fou, mort jadis à Hambourg. Lorsqu’il évoque la légende d’un pont qui apparaîtrait quatre fois par an et conduirait vers un autre pays, tangent au nôtre, mais invisible. Lorsqu’il lui offre enfin le fameux morceau de cristal capable de faire resurgir le passé.

Mais Péju brouille immédiatement les repères en plaçant en arrière-plan les philosophes présocratiques, comme une autre clef de lecture : « Peu importe par où je commence, car, ici même, je reviendrai à nouveau ». Et pour boucler (avec un sourire) la grande boucle du temps, Pierre Péju met aussi dans le sac du mystérieux voyageur une tablette numérique qui semble faire écho aux premières tablettes ayant consigné jadis le savoir et l’écriture des hommes.

Bien entendu, Pierre Péju travaille avec ses propres carnets où il a noté depuis sa jeunesse rêves et événements quotidiens, mais il se sert ici avec bonheur de ce qui est depuis des temps immémoriaux l’accessoire de choix des mages et des devins : le cristal, qui est désormais en possession du narrateur, caché dans un gant. Cette curieuse matière qui a inspiré bien des œuvres apparaît d’ailleurs dans de nombreux contes, souvent en rapport avec la montagne, où Pierre Péju aime se promener. Mais on ne peut ignorer les travaux scientifiques contemporains sur la cristallisation, qui font que le cristal du temps n’est plus l’apanage des poètes ou des voyantes extra-lucides… et va jusqu’à pénétrer aujourd’hui l’univers des jeux vidéo !

Pierre Péju, Reconnaissance, Gallimard

Pierre Péju © Francesca Mantovani

« Dans le cristal, le Temps est hors de ses gonds. » Des morceaux de vie passés, d’aucuns diraient refoulés, émergent à l’improviste dans le présent du narrateur, sans ordre apparent. Les images s’invitent d’elles-mêmes, reprennent vie, abolissent la chronologie. Les pouvoirs du cristal sont tels qu’il pourra aussi ramener à la conscience des rêves oubliés, et même à la fin du livre entraîner le narrateur, « visiteur éberlué d’un monde futur », dans un temps situé au-delà de sa propre disparition, reprenant son rôle traditionnel d’instrument de divination.

Le cristal lui fait d’abord apparaître une grande surface dédiée au bricolage où il rencontre un ancien condisciple qui souffre d’amnésie, mais qui pourtant le reconnaît alors que lui, l’homme « normal », ne le reconnaît pas. Situation absurde, singulier tour de la mémoire qui renverse ainsi la logique des choses. L’amnésique n’est pas celui qu’on croit. Et, pour faire bonne mesure, on apprend que celui qui perd aujourd’hui la mémoire s’est essayé à l’écriture ! Qui est qui ? Les rôles auraient-ils pu se distribuer autrement ? On voit à plusieurs reprises fonctionner dans le texte ce jeu de miroirs ou de doubles, comme dans les contes auxquels Pierre Péju s’est tant intéressé, notamment ceux d’E. T. A. Hoffmann. Un jeu qui ouvre des perspectives de lecture et ne laisse pas de jeter le trouble.

Un des souvenirs les plus étonnants concerne un étrange épisode de l’après-guerre, qui touche au plus près l’auteur-narrateur : le père de Pierre Péju, grand résistant, mutilé, se rend avec sa famille en Autriche, où un spécialiste particulièrement habile fabrique des prothèses sur mesure à des cohortes de survivants estropiés. Tableau émouvant et grotesque à la fois d’un monde où se côtoient toutes les nationalités, où les victimes claudiquent à côté de leurs anciens bourreaux en une incroyable « ronde des damnés » que contemple sans comprendre l’enfant de six ans.

L’horreur contemporaine n’est pas absente. Elle se manifeste particulièrement dans le texte consacré à la « jungle de Calais », qui marque pour Pierre Péju une limite de l’écriture. Ceux qu’il appelle des « migrerrants » entrent mal dans le cadre : « Misère, migrerre, miguerre », avec cela tout est dit, car la présence des sans-papiers « échappe à la langue, celle que je croyais savoir parler ».

Ainsi se constituent, au fil de scènes parfois graves parfois cocasses (que le lecteur prendra plaisir à découvrir), des strates plus ou moins épaisses de temps, jusqu’à la destruction du temps personnel par la mort de l’individu. Mais il ne s’agit à aucun moment de s’épancher ou de s’apitoyer sur soi-même : en faisant le choix de la littérature, on l’a dit, Pierre Péju se tient à l’écart des écueils que constitueraient l’analyse ou l’interprétation. Les souvenirs individuels ne sont donc intéressants que s’ils se relient à un souvenir collectif, s’ils sont partagés, si une vie est en même temps la vie : « toutes les enfances se correspondent et se mêlent ». Ce qui compte, c’est le témoignage, le fait d’avoir vu, d’avoir été présent en tel lieu et à tel moment.

Magicien facétieux, Pierre Péju multiplie les clins d’œil au lecteur, les allusions à des écrivains qui, tel Kafka, comptent dans son panthéon personnel. Parfois, il égratigne avec humour des confrères en écriture dissimulés sous des patronymes légèrement modifiés, mais aisément reconnaissables. Même des lieux qui lui sont familiers se laissent identifier sans grande peine derrière leurs noms d’emprunt – littérature oblige : la petite cité iséroise de Voreppe sous le nom de Vorage, gouffre ou tourbillon en vieux français… ou encore le cirque de Saint-Même, en Chartreuse, devenu Sainte-Analogue.

« Un jour, j’ai compris qu’être vieux c’était devoir faire face à une trop grande quantité de temps, non seulement écoulé mais accumulé en nous » : l’auteur n’a certes pas atteint un âge canonique, mais ce livre est celui d’un homme d’expérience qui nous fait d’autant mieux partager sa vie que nous « reconnaissons » à notre tour ce qu’elle a de commun avec la nôtre, avec toutes les vies humaines. Sensible au tragique de l’existence, Pierre Péju nous invite aussi à retrouver la voie de l’antique sagesse, à goûter dans ce livre « la beauté fraîche et limpide de tous les départs », « la joie, enfin, que procure la variété du monde ». Un propos parfois grinçant, parfois drôle, mais toujours tenu avec élégance, qui laisse opérer en plus de la magie du cristal celle d’une langue qui, précisément, a tout pour nous charmer.


  1. Entretien avec Laure Adler, France Inter, « L’heure bleue », 12 janvier 2017.
  2. Pierre Péju, Marée basse : Méditation sur le rivage, sur ce qu’on y trouve, et sur le temps sans emploi, Jérôme Millon, 2009.

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