Lavinia se dépose comme un galet tiède au fond d’une source.
De prime abord, Lavinia, c’est :
° Savoir qu’il existe des sanctuaires à l’ombre fraîchissante, qui dégourdit le cerveau, décille le regard. Ce sanctuaire s’appelle Albunea. Il pourrait prendre d’autres noms.
°° La sensation de paume fraîche sur le front.
« J’ai l’impression d’entendre la forêt », me dit ma mère, qui n’a jamais lu de science-fiction, et à laquelle j’ai offert ce livre. Elle ajoute qu’elle a la sensation qu’il se passe des actions minuscules, que c’est l’envers des romans historiques, dont elle est une grande lectrice.
An owl called once from the right, far away up on the hillside, a long quavering i-i-i. I felt no urgent presence of the spirits of the place
Dans Lavinia, l’utopie se réalise par l’unité de lieu, sa capacité à outrepasser l’invasion, la menace, la guerre et même le vieillissement. Il y a, dans le sanctuaire où se cristallisent les voix de Lavinia, du poète et de la chouette, un parfum d’alpha-omega, un entrelacs de trames temporelles tellement serrées en poings qu’elles forment un cercle parfait. Le O cher aux guerrillères de Monique Wittig, qui, elles aussi, dansent en rond. Qui, elles aussi, comme Le Guin, avancent en dépit du bon sens mathématique. Avancer en tournant : le passé comme résolution de l’avenir. La réalisation d’une société qui demeure pure dans l’ouverture, impure dans le rêve d’avenir, c’est-à-dire multiple.
– What is the omen ?
There was a brief, waiting silence. My father spoke.
– Strangers are coming […], by sea perhaps. They will come to the king in this house
Du grand remplacement, Le Guin fait dans Lavinia un grand renversement. Les réfugiés d’une guerre lointaine fuient l’Anatolie, les murs qui tombent dans de grands fracas de poussière, la tristesse des dieux que plus rien n’oppose que l’entêtement des hommes à mastiquer la guerre. Les étrangers troublent un instant l’équilibre, comme un galet tiède au fond de l’eau fraîche. Le roman, du moins le temps de son action – car il contient tout le reste autour –, traite simplement du trajet de la pierre depuis la surface dont elle ride le plan placide jusqu’au fond de l’eau : l’histoire. Un trajet d’une beauté enivrante, fait d’échecs et de confiance : le sens de l’histoire. Lavinia est un récit de métamorphose et de confiance. En cela, il paraît de l’utopie. En cela, il raconte l’inverse du grand remplacement. Le placement de la pierre au fond de l’eau. Les réfugiés changent le Latium. Le Latium change les réfugiés. Ce qui se crée est à la fois l’ensemble de Rome et l’ensemble de ce que n’est pas Rome.
The city, or some great city, lies all in ruins, utterly destroyed and burned. I see antoher destroyed city, and another.
Lavinia regrette Rome. Ou plutôt l’équivalent au futur simple du regret, puisque Lavinia/Virgile parle depuis l’avenir. La paire Lavinia/Virgile pose, dans le roman de Le Guin, un œil naturaliste et nostalgique – une nostalgie qui serait non convalescente – sur l’Empire. Ce que veut dire Rome. Grand. Interminablement effiloché, tentaculaire ou plutôt rhizomateux dans sa façon de persister partout : Église d’Orient, Église d’Occident, Napoléon, Amérique, NASA. Tout cela, jusqu’à la Mars de Kim Stanley Robinson, jusqu’aux rêves d’ascenseurs spatiaux. Les étoiles, les étoiles ! Lavinia n’a pas appris à les nommer. On ne cartographie pas, dans ce Latium antique qui n’a pas encore vécu la bascule de l’appropriation. On baigne dans la voûte cosmique. On dort à la source sacrée et on regarde le ciel, auquel on a la sensation d’appartenir par sudation. Ces constellations que Rome rangera bien, Lavinia les interprète par les veines, la paume fraîche de la nuit qui porte conseil.

The War Gate, the gate that led nowhere whether it was open or shut.
Le sanctuaire d’Albunea est la clé du roman. La serrure est en nous. Cric-crac. Se palper pour savoir où se trouve le verrou. Impérialisme unlocked. C’est là qu’est né l’impérialisme, pointe Le Guin. Là, par une des nombreuses rencontres – peut-être pas plus décisive qu’une autre, s’additionnant juste – entre Orient et Occident, Énée et Lavinia, L’Anatolie qui pleure ses morts et le Latium qui protège ses louves. Une ville, une mauvaise ville car nouvelle, stratégique, optimisée, naît de cette rencontre. Une bonne ville. On l’optimise au centimètre. Elle naît de l’intelligence du terrain.
En cours d’histoire, on nous en-fabule que le succès de Rome tient de son emplacement stratégique. Le Guin nous montre l’inverse.
Il est question de destin, d’irrémédiable.
As I continue looking I see things I never observed before.
La prophétie ne fabrique pas son récit. Ce n’est pas de la prescience. Mais Rome n’a pas non plus, a posteriori, profité de son emplacement stratégique. Rome a fabriqué sa propre stratégie. Rome/Le patriarcat a fabriqué son plateau de jeu, sculpté ses pions. Ce n’est qu’à rebours qu’on peut dire des choses comme « Rome a profité de son emplacement stratégique ». Si le Latium était resté le Latium sans devenir Rome, nous dit Le Guin, la stratégie ne serait pas devenue l’usage et la perpétuation de tentacules et de rhizomes (occupation du terrain, infiltration, insinuation, étranglement), la stratégie serait devenue ce que le père de Lavinia nomme la piété. Pas de riche vallée nichée entre sept collines, mais un haut lieu perché où le regard transcende. Un sanctuaire où dorment les bêtes, où rien jamais ne meurt. Pas dans le sens, comme le veut le jeu de l’Empire/Le patriarcat, où les choses ont la semblance de perdurer, mais dans le sens où tout survit à sa mort, dans une harmonie placide laissant la voix à chaque chanteuse. Grenouille, princesse, renard, poète, chouette.
What is left after a death?
Everything else.
Lavinia ne raconte pas une alternative à l’Énéide. Elle raconte l’Énéide. À un nœud n’appartenant ni à l’exil d’Énée, ni à la destruction de sa ville de Troie. On est entre deux villes mais ce n’est le tale d’aucune des two cities. Ce récit de la création de Rome est une utopie seulement par la déconstruction de l’urbain, l’effilochage-rebobinage de l’Empire. Lavinia ne part pas à rebours vers le désert fertile de l’avant Babylone. Ça ne parle pas non plus de la chute. Lavinia ne s’intéresse ni à l’Âge d’Or ni à l’Âge de Fer. Flottant entre le début et la fin, ça n’est pas une régression psychosomatique vers une humanité simple et pastorale. En nous projetant dans l’humanité pastorale qui habite le Latium d’avant Rome, la femme d’avant le patriarcat, la campagne d’avant la megapolis qui modèle tout en jardins et en parcs, en pâtures quadrillées, Le Guin ne dit pas Avant, c’était mieux. Elle ne dit pas Eve a pris la pomme. Elle ne raconte pas, comme Lessing dans son Shikasta, qu’il y avait de bonnes villes avant les méchantes. À l’inverse de Lessing, Le Guin n’établit pas non plus la désespérance d’une tendance chronologique vers la corruption. Ce qui nous fait battre le cœur, à la lecture de Lavinia, ce n’est pas la fatalité de la transformation°équation Lait de la tendresse => Poison de la domination. C’est la sensation du destin. Tout ne va pas vers le mieux, mais tout ne va pas vers le mal. L’utopie n’est pas tant l’âge d’or du Latium avant Rome – une vie d’abondance°pénurie, des rapports sociaux petits, minimisés par l’isolement, la taille réduite des communautés, le respect mutuel naissant des distances, l’impartialité de la course des étoiles – que la perspective de la beauté en dépit de Rome et grâce à Rome. Dans Lavinia, Urbs, la Ville, n’est pas encore là. Pas là, les aéroports, Rio de Janeiro, Beijing. Pas là, le grand et le petit Paris, le ring de Bruxelles, la City, Wall Street et son taureau gras, mais tout cela sommeille. Et la beauté possible dans et malgré tout cela germe.
One must be changed, to be immortal.
Le Guin réussit le tour de maîtresse de nous propulser à l’une des racines de la Bête, le truc infrémissable, éléphantesque, auquel se cognent les utopies récentes, avec pour résultat assumé de nous rassurer sur l’avenir. Oui, le Latium changera. Oui, il y aura l’économie virtuelle, zombie d’économie réelle, oui il y aura les armes de destruction massive, plusieurs strates de chocs de Titans aux répercussions tectoniques, magnétiques, atmosphériques, s’entremêlant comme les nappes de sound design du lobby de l’Enfer. La mythologie s’exaucera. L’anthropocène nous tournera en Cyclopes vs. Chronos-croquant-ses-gosses. Il y aura les autoroutes et des ponts qui s’effondrent car la mafia aura remplacé une partie du béton par du sable. Du backstabbing et des grandes invasions. Oui, il y aura Rome. C’est irrémédiable – les dés sont jetés dès l’introduction du roman. C’est irrémédiable et c’est joli. Aimer les villes. Se souvenir qu’elles s’écroulent. Demeurer – comme le souvenir/l’âme/la parole de Lavinia – des chouettes au creux des arbres, qui sortent la nuit pour arpenter, mesurer le monde, en tirer des chansons puis le faire, à son tour, tinter. Le Guin est Virgile-Lavinia-la chouette et nous instruit d’être l’oiseau dans le noir. Même si, dans l’immédiat, personne ne nous répond, quelqu’un*e aura entendu.
I remember that as the poet’s voice died away, a first bird piped out, thin and far off, though there was no light yet in the sky, and no voice answered.
Aimer ce qui est aimable, nous nicher quand il le faut, préserver les sanctuaires, se rappeler que Rome n’est pas que vice, se rappeler que Rome est vice.
Lavinia saisit comme un grand riff de pedal guitar. Il gratte et réverbère. Il fait prendre conscience de la dimension de son corps dans l’espace. Un sonar qui révèle la nature des volumes qui t’entourent. Ce qui est mou et plaisir. Au contraire, ce que tu peux, dois éviter. Ce dans quoi tu peux te mouler comme une glaise. Là où tu peux et dois façonner le monde. Là où le monde est un miroir que tu dois déformer pour qu’il ne devienne pas toi, pas toi entièrement, pour laisser la place à d’autres reflets. Là où tu peux et dois te sublimer pour passer à travers. Et là où c’est cul-de-sac. Là où c’est proprement fermé et dur, métallique comme un piège à loup.
Lavinia agit comme une sonde. Le Guin localise les mines, mais chorégraphie aussi les pas à suivre ou inventer pour traverser ce qui vient.
Lavinia montre le chemin.
I wouldn’t be given, wouldn’t be taken.
Le Guin, avec ce dernier roman, remonte le temps comme son Virgile. Nous instruit de ce qui vient, nous encourage, façon paume fraîche à l’ombre des arbres, à perdurer à côté, malgré, avec l’histoire. Sa sagesse de vieille chouette : l’utopie n’est pas le déni du topos, ni l’exil ni le retour, ni la régression ni la barricade. Elle se hulule et s’ajuste, à la fois désespérée et espérante, entre le chant et la grotte, le rêve et la perception aiguë du monde tel qu’il est. Patriarcat, blantriarcat, capitalisme, rapitalisme, dominations futures que nous ne pouvons entrevoir, Rome ! Nous t’habitons sans t’habiter. Nous sommes à la fois tes interstices et ton ciment, tes barres d’immeuble et tes forêts. Nous ne sommes pas « en aucun lieu » => ou-topos => utopie. Nous sommes partout. Nous sommes, autant que toi, en dépit de toi, les lieux => topoï. Où tout peut advenir. Où tout, déjà, est mille fois advenu. Et nous demeurons.
luvan est l’autrice de plusieurs romans et recueils de nouvelles, dont Susto, Agrapha, Splines et Nout. Elle est aussi traductrice.
