D’autres petites lunes

Une société sans propriété privée, sans guerre, ni chef.fe ni hiérarchie ; sans domination patriarcale ni raciste. On y est libre, l’organisation sociale est basée sur la libre contribution aux tâches nécessaires à la vie commune. Il y a de la jalousie, de la violence parfois, de la mesquinerie, du chauvinisme ; le poids du regard de la communauté et surtout l’injonction perpétuelle, intériorisée, à être un bon anarchiste. Nous sommes sur Anarrès, la lune des anarchistes ayant quitté la planète Urras.

Ursula K. Le Guin | Les dépossédés. Trad. de l’anglais (États-Unis) par Henry-Luc Planchat. Le Livre de Poche, 448 p., 9,70 €
Ursula K. Le Guin | Aux douze vents du monde. Trad. de l’anglais (États-Unis) par Jean Bailhache, Pierre-Paul Durastanti, Alain Le Bussy, Lorris Murail, Henry-Luc Planchat, Jacques Polanis, Jean-Pierre Pugi, Claude Saunier et Nathalie Zimmermann. Le Livre de Poche, 528 p., 9,70 €

Urras ressemble beaucoup à la Terre de 1974 (année de publication des Dépossédés). Il y a un État communiste autoritaire et un État capitaliste, impérialiste, où des rentiers vivent dans l’opulence et les travailleureuses dans la misère ; où l’on crée de belles choses et d’innombrables produits inutiles ; où le gouvernement capitaliste fait tirer sur une foule pacifiquement assemblée depuis des hélicoptères. Partant d’Anarrès, l’anarchiste Shevek ira sur Urras pour tenter de rétablir le dialogue et porter la promesse d’un socialisme véritablement accompli.

Ma rencontre la plus marquante avec Ursula Le Guin a été Les dépossédés. Chose étrange, je ne sais plus quand elle a eu lieu. Au début de la décennie sans doute. Des passages partagés par une amie sur Internet m’avaient intrigué. Je m’intéressais à la pensée anarchiste, notamment au municipalisme libertaire de Murray Bookchin, qui inspirait le mouvement Nous Sommes, à Montpellier, dans lequel je m’impliquais. Mais l’ai-je lu avant de rejoindre ce mouvement, ou après ? Après ou avant Bookchin ? Comme souvent, l’imaginaire et le concret s’entremêlent sans que je puisse dire ce qui a influencé quoi.

Dans ce même espace-temps plein de trous, je faisais partie d’un collectif de copines avec qui nous organisions un petit festival et retapions une maison collective ; j’allais faire mes créneaux hebdomadaires (la caisse, la mise en rayon, le scan des factures) à La Cagette, le supermarché coopératif de Montpellier garanti 100 % sans actionnaires ; je rejoignais une sorte de confédération de colocations pleine d’amour. L’anarchie était là, prête à fleurir.

Quand j’ai lu pour la première fois Les dépossédés, j’ai éprouvé un profond sentiment d’amour et de reconnaissance, et je le ressens chaque fois que je le reparcours, le picore, un passage par-ci, un extrait par-là. Chaque fois, le même humour, la même douceur d’Ursula Le Guin, la justesse des descriptions et la tendresse pour ses personnages que l’on retrouve dans la plupart de ses autres œuvres.

Ursula Le Guin
Cartographie des astres appelée « Cheonsang Yeolcha Bunyajido » (Corée, 1395) (détail) © CC0/WikiCommons

Enfin une utopie ancrée dans la poussière, qui ne rejette pas les problèmes à la lisière de la quatrième de couverture, ni n’en tire de lénifiantes conclusions sur les dérives inéluctables aboutissant à un éloge du statu quo.

Car Les dépossédés, malgré sa structure – et même plutôt grâce à sa structure – en miroir, un chapitre sur Anarrès, un chapitre sur Urras, ne conclut pas à un relativisme politique, à l’échec de l’utopie anarchiste qui ne vaudrait pas mieux que le système capitaliste. Ceux qui en tireraient cette conclusion doivent avoir une idée assez précise de quel côté de l’hélicoptère ils se situeraient.

Anarrès a bien des limites, bien des imperfections et des scléroses, mais l’idéal est là, battant beau dans le cœur de Shevek, Takver, Bedap et de leurs ami.es. Le système fonctionne. Mal, mais il fonctionne.

En me plongeant dans la vie de ces personnages pour qui la domination doit être fuie, pour qui la compétition n’a aucun sens puisque seule l’entraide prévaut – ces personnages qui n’ont « pas de patrons, pas de banquiers, pas de seigneurs, pas de salaires » –, Ursula m’a aidé à désirer cette vie, c’est-à-dire à la pratiquer. 

Ursula Le Guin ne se disait pas elle-même anarchiste, mais lisait Emma Goldman, Pierre Kropotkine et Paul Goodman. Sa sympathie politique allait vers leurs idées politiques. Elle savait l’importance de la révolte, de la construction d’une société plus égalitaire et non capitaliste. En 2015, trois avant avant sa mort, elle préface La Révolution à venir (parue en France aux éditions Agone), un recueil d’articles de Murray Bookchin. Dressant le constat de l’échec de la gauche partisane aux États-Unis et de l’impasse mortifère du capitalisme, elle parle de « la détérioration irréversible de l’environnement causée par un capitalisme industriel débridé : une vérité implacable que la science s’efforce de nous montrer depuis cinquante ans, tandis que la technologie nous propose des distractions toujours plus sensationnelles pour nous en détourner ».

Cette phrase souligne le bienfait que m’a apporté Ursula Le Guin, et qu’elle a apporté à mon sens, avec d’autres, à toute une génération d’artistes et de lecteurices : l’idée que la science-fiction n’est pas une affaire de fusils laser, de robots-IA, de cuves régénérantes et de téléporteurs quantiques pour la fabrication desquels on ne sait pas trop qui extrait les métaux du sol ou visse les boulons.

Les habitantz d’Anarrès coopèrent parce qu’iels le veulent bien, toustes égales, sur une planète aride, où le travail peut être dur, mais aussi joyeux, accompli dans la conscience qu’il doit être accompli. Iels ont des vaisseaux spatiaux, certes, mais pas beaucoup, et ils sont vieux, et iels ne s’en servent guère. Lorsqu’iels creusent des trous, c’est essentiellement avec des « pelles émoussées ». C’est d’ailleurs la puissance des écrits d’Ursula Le Guin : ses protagonistes travaillent. Ils creusent, cultivent, bricolent, « traitent la merde », bouffent de la poussière et gardent des chèvres, qu’ils soient simples étudiantz, physicien de génie ou même archimage de Terremer.

Ursula Le Guin l’a théorisé dans ce grande texte qu’est « La théorie de la fiction-panier », si dense et si drôle (car Ursula est souvent drôle) : il faut en finir avec les héros mâles qui manient des objets pointus, longs et durs et qui s’en vantent. L’objet le plus important de l’Histoire, nous dit l’autrice, ce n’est pas l’épée, c’est le panier. Fille d’anthropologue, elle savait bien que raconter une bonne histoire est avant tout une question de glanage et de collecte. 

En cela, son héritage est immense, libérateur : elle m’a aidé à faire ma mue, ma reconstruction, à renoncer aux récits de trucs pointus maniés par des mâles vantards. Le héros est un concept parfaitement anti-anarchiste, anti-démocratique, et je suis heureux de voir qu’il est de plus en plus facile pour moi de le laisser dans le sac-à-patates où il doit être habituellement rangé, avec les sabres-lasers déchargés et les cyborgs-au-thorium. Cela me permet de me concentrer sur ce que ressentent mes personnages, comment iels se relient les unes aux autres et à l’ensemble du vivant, et comment iels gèrent la fatigue, les tensions, les accidents, la cueillette de graines, et d’imaginer les histoires qui en découlent.

Les Dépossédés", Ursula K. Le Guin
« Les dépossédés », Ursula K. Le Guin (détail) © Pocket

En 1975, un an après Les dépossédés, Ursula écrit une drôle de nouvelle, « Ceux qui partent d’Omelas », sans personnage principal ni réelle intrigue. Une description, un exercice de pensée : imaginons la cité d’Omelas dans laquelle règnent l’abondance et le bonheur de toute la population ; il n’y a ni crime ni guerre ni domination. Mais cet état est subordonné à la captivité, à la misère, au malheur d’un enfant enfermé dans une cave, dépourvu d’amour, de la moindre attention, condamné à vivre éternellement dans l’obscurité et ses propres excréments.

Tous les habitants d’Omelas connaissent l’existence de cet enfant et savent qu’il est la condition de leur satisfaction à tous. Serait-il libéré et aimé que le bonheur d’Omelas cesserait aussitôt. Mais parfois des habitants d’Omelas, des jeunes qui viennent de découvrir l’existence de l’enfant, ou bien des adultes, finissent par marcher hors de la ville, vers une destination inconnue. Ursula termine sa nouvelle ainsi : « Pour la plupart d’entre nous, l’endroit vers lequel iels se dirigent est encore plus incroyable que la cité du bonheur. Il m’est impossible de le décrire. Peut-être n’existe-t-il pas. Mais pourtant, iels semblent savoir où iels vont, celles et ceux qui partent d’Omelas. » 

Juste après cette nouvelle, dans le recueil Aux douze vents du monde, le texte « À la veille de la révolution » nous montre Odo, la fondatrice du mouvement anarchiste des Dépossédés. Elle s’est révoltée toute sa vie contre le système capitaliste, la voici désormais vieille et fatiguée ; la révolution est sur le point d’aboutir. En introduction, Ursula précise : « Ce texte parle de quelqu’un qui est parti d’Omelas ». 

C’est, je pense, le plus beau cadeau que nous fait Ursula Le Guin avec son œuvre et là où elle rejoint Murray Bookchin. À celleuz qui partent d’Omelas, qui vont vers un endroit qui sans doute n’existe pas encore, Bookchin offre une carte, dessinée à la hâte, brouillonne et sans fioriture, qui demande de passer par des forêts qui n’ont pas poussé et de traverser des rivières sur lesquelles il n’y a aucun pont, pour atteindre une ville qui attend d’être construite. Mais une carte tout de même. Et Le Guin offre des récits, à lire au coin du feu, après être allé chercher l’eau et avoir cueilli des fruits sauvages. Elle offre les récits, si précis, si vivants, si beaux, de personnages qui, parfois, vivent dans ces endroits plus « incroyables que la cité du bonheur ». C’est pour cela, sûrement, que ciels qui partent semblent savoir où iels vont. Comme les travailleureuses manifestant contre le capitalisme sur Urras, iels regardent au-dessus de leur tête, la nuit, et s’orientent en fonction des étoiles de l’Oikumène et de cet astre, que dis-je ? cette lune – minuscule, dans ce ciel – imparfaite et pourtant si brillante. 

C’est cela ton ultime compagnonnage, ton plus beau cadeau, chère tante : je sais que je peux écrire des récits pour peupler ta galaxie d’autres petites lunes qui, peut-être, éclaireront d’autres voyageurs lorsqu’ils auront quitté Omelas, ou envisageront d’en partir.


Elio Possoz est l’auteur d’un premier roman, Les mains vides, paru en 2025, dont le titre est emprunté aux Dépossédés d’Ursula K. Le Guin.