Photographe franco-suisse, Yves Debraine (1925-2011) a tiré le portrait d’écrivains réputés, tels Georges Simenon, John le Carré ou encore Albert Cohen. Ses images en noir et blanc témoignent d’une grande finesse de vue, n’hésitant pas à nouer une relation intime avec ses illustres modèles.
Voilà des portraits d’écrivains qui ont de la gueule. Non pas tant par le choix de tel ou telle que par le « motif » dans lequel il ou elle se trouve souvent pris, et bien pris : ici Michel-Antoine Burnier et Patrick Rambaud qui jouent au billard, l’air mi-espiègle, mi-hilare ; là, Henri Mondor, l’esprit consciencieusement absorbé dans Le Figaro ; là encore, Noël Coward charmeur et en charmante compagnie – Margaret Leighton pour ne pas la nommer – devant La Grappe d’or à Lausanne ; puis c’est Jean Giono qui taille une bavette avec le facteur, le plus naturellement du monde, ou bien Henri Vincenot, sur fond de poules (domestiques, rassurez-vous !). C’est que les photographies d’Yves Debraine expriment tout haut ce que l’on n’ose penser, ou rêver, tout bas d’un écrivain : qu’il est un homme – presque – comme les autres.
Prenons Cocteau, puisqu’il se trouve bombardé premier de la galerie par le titre de l’ouvrage : il apparaît comme il est dans son œuvre, et sans doute dans la vie : figure d’un double qui court après lui-même, pose en se fuyant, hésite entre l’ombre et la lumière, (se) réfléchit avant de tomber dans le piège du miroir d’argent. Le photographe prend Cocteau comme il le comprend : tourmenté, le regard cependant tourné vers l’humain. Ce n’est peut-être pas pour rien que l’auteur de Thomas l’imposteur lui prêtera un duffle-coat pour repartir de Milly-la-Forêt sous des trombes d’eau, comme le raconte Luc Debraine dans l’alerte préface qu’il consacre à son père.

C’est certain, Debraine aime ses modèles : on le sent proche de Chessex, qu’il cadre à Ropraz au début des années 1980. Visage en gros plan d’un bonhomme débonnaire, aperçu du même sur la terrasse de sa maison, un vélo d’enfant qui fait la paire sur un côté de l’image. Ou bien Giono, encore lui, qui bat la campagne près de Manosque : Debraine est à ses côtés, le suit, invisible et pourtant aux aguets, le vise sans le pourchasser. Le seul regard de Jerzy Kosinski, l’auteur de L’oiseau bariolé, en dit plus long sur l’homme qu’un article encyclopédique : on a l’impression que le photographe a saisi, l’espace d’un instant, le dehors avec son âme. On pourrait continuer ad infinitum la liste des têtes qu’il a « couronnées » : ô la bouille duplice de Friedrich Durrenmatt – serait-ce une réminiscence du Juge et son bourreau ? ! Ô la mine renfrognée du basset de Frédéric Dard, on croirait qu’il est là pour faire contrepoids à la jovialité de l’auteur des San Antonio ! Ô l’air d’Albert Cohen, équidistamment présent et absent ! Ô le masque noble, stoïque, de Vincent O. Carter, comme s’il était la parfaite illustration de son autobiographie, The Bern Book, dans laquelle il évoque sa condition de Noir américain dans la capitale suisse, « entre humour et sentiment d’isolement » !
Debraine est un photographe franco-suisse qui a plus « opéré » en Suisse qu’en France. C’est la raison pour laquelle on croise dans cette galerie un peu plus d’écrivains suisses que de français, sauf quand ils sont des… Franco-Suisses. Faut-il donner les raisons de tous ces exilés volontaires ? Les portraits de Simenon, à cet égard, valent leur pesant d’or : le père de Maigret qui se fait toute petite silhouette dans le prolongement de sa Rolls immatriculée VD-29416. Il essayera bien de la revendre à Debraine, qui est entretemps devenu un ami, mais elle ne rentre pas dans son garage, ni dans ses frais d’ailleurs. On appréciera de même le double portrait Simenon/Ian Fleming, l’auteur des James Bond, où chacun semble sinon toiser du moins jauger l’autre. Belle prise sur le vif que cette image tout en rivalité ravalée.
Un homme ou une femme, sous-entendais-je. J’aurais dû préciser d’emblée : des hommes et quelques femmes. Car elles sont moindrement représentées dans le livre de Debraine. Signes d’une époque où la plume s’écrit souvent au masculin ? Qu’importe, car ce qu’elles perdent en nombre, elles le gagnent en intensité, en profondeur, en vivacité. Telle Patricia Highsmith et son visage de marbre : viendrait-elle de croiser son « psychopathe » de héros, Tom Ripley ? Helen Keller et ses manières de jouer avec la réalité autour d’elle (elle est devenue aveugle et sourde à l’âge d’un an). Ella Maillart, prise dans une sorte de lumière enveloppante, caressante, bienveillante.
Barthes n’aimait pas (trop) qu’on le photographie, et encore moins lorsqu’il s’agissait de le prendre dans la posture de celui qui écrit. « Frôlé par une sensation d’inauthenticité », il vivait ces séances comme une sorte d’exorcisme forcé. Peut-être Debraine, si attentif à l’autre, aurait-il réussi à le faire changer d’avis, de visage ? Allez savoir…
On associe d’ailleurs souvent portrait d’écrivain et visage, il faudrait même plutôt dire que l’on ne parvient guère à dissocier l’un de l’autre. Or, et c’est une des prouesses des photographies de Debraine, l’imaginaire de l’écrivain se trouve sans cesse déplacé, le photographe préférant s’arrêter sur d’autres signes distinctifs, particuliers dira-t-on. J’en veux pour preuve les mains d’Henri Guillemin, écrivain et conteur, qui fit le bonheur de la radio et de la télévision suisses. On a le sentiment que ses mains nous parlent, embrassent des mots, délivrent une pensée, bref, qu’elles revivent sous nos yeux. Une paire de mains qui vaut mille visages, mille voyages, mille images.
