Depuis Le peuple des clandestins (Calmann-Lévy, 2007) et de très nombreux travaux, Smaïn Laacher porte son écoute sur cet incroyable continuum de violences subies par des femmes migrantes et entendues à la Cour nationale du droit d’asile. Cette fois, l’enquête se poursuit à l’intérieur de sa propre famille. Fils d’immigrés algériens, l’auteur mesure le grand écart vécu par sa mère depuis son arrivée en France en 1953. Concordance des temps ?
Juge assesseur des années durant à la Cour nationale du droit d’asile, Smaïn Laacher a entendu des milliers de récits des demandeurs d’asile mis en danger dans leur pays. Sans posséder la langue française, dans une situation de vulnérabilité extrême, les fragments de preuves sont en petits morceaux que le sociologue a recueillis. Le discrédit est permanent. Les effets de culture ajoutent défiances et malentendus. Notamment envers les femmes arabes. Que ce soit du côté des préjugés sur celles qui n’auraient rien à dire, de celles qui craignent des représailles, d’autres encore mises en minorité par le mari, le frère, le cousin, l’auteur connait parfaitement ces « mises en silence ». D’où vient cette attention aiguë aux récits des vies migrantes ? Le voile se lève avec L’Algérie, ma mère et moi. Une histoire de l’intérieur solidement traversée par le temps long du fait migratoire.
Nous voilà en banlieue nord-ouest parisienne dans une famille algérienne arrivée en 1953, une mère berbère (chaoui) des Aurès et un père du Sud algérien. Entre la fille des Aurès et lui, du Sud, une rencontre imprévisible géographiquement. Cinq enfants naîtront dans ce pavillon près des usines du « Joint français », près de Bezons où travaille le père. « J’avais une maman soumise à mon père. » Arabophone : on parle arabe à la maison, français dehors pour les enfants. La mère est enfermée à l’intérieur du pavillon. Très lettrée en arabe, elle ne parle pas français. C’est le désarroi. Les espaces publics lui sont presque interdits tant l’humiliation traine dans les guichets. Basculement, la mort du père réagence les rôles. L’auteur, qui est l’ainé, assure toute la gestion des écrits administratifs de la mère. Le jeune Smaïn sert de traducteur à tour de bras, fait le transit, l’écrivain privé/public en somme.

Le récit s’organise autour de ce grand partage. Lorsque, par exemple, son père venait le chercher à l’école, avec toujours le même mot pour les enseignants : « Vous avez une très lourde responsabilité, moi je ne comprends pas ce qui se passe à l’école mais je vous le confie et vous en faites ce que vous voulez ». Offrir son enfant. Combien ont été ainsi confiés à l’école de la République ? De l’intérieur, l’auteur déplie une à une les scènes de cette délégation. Nous sommes au cœur des pratiques de conversion sociale, d’un côté l’instruction civique, de l’autre la domination linguistique et familiale. Et du côté religieux ? « Faire le bon musulman » suffira, savoir réciter la chahada, la profession de foi, histoire de faire bonne figure. « C’est comme le vélo, dès que vous savez réciter, vous le savez pour la vie, et par cœur. » On n’en demandera pas plus. Des jeux religieux, en somme. Ainsi, parents et enfants rasent les murs et jouent musulman à gauche et laïc à droite, naviguent, comme le dit Abdelmalek Sayad entre « le ici et l’ailleurs », de « chez vous et de chez nous » (La double absence. Des illusions de l’émigré aux souffrances de l’immigré, Seuil, 1999).
Avec sobriété et par fragments, l’auteur sonde des régions de pratiques très rarement atteintes. Notamment cet incroyable continuum de violences subies par les femmes arabes de cette génération, l’insécurité linguistique des plus blessantes, la dissension interminable sur ce qu’on veut dire lorsqu’on parle de l’Algérie, les discordes violentes entre hommes et femmes, l’écart de plus en plus violent entre les enfants grandissant devant le tableau des maîtres d’école avec des parents en arrêt. « J’ai perdu mes enfants », pleure la mère ! « Mes enfants se sont perdus » ou encore « je ne reconnais plus mes enfants », « ce ne sont plus mes enfants ». La mère isolée, écartée, renvoyée à ses émissions religieuses, se servant la dernière à table s’il reste quelque chose dans le plat, la morale de l’abnégation, nous voilà dans cette histoire de l’immigration algérienne des années 1950, dans laquelle les enfants et les petits enfants se fabriquent tout autrement.
Smaïn Laacher regarde ces cinquante dernières années dans cette fracture tragique : pourquoi sommes-nous si radicalement différents ? Pourquoi cet écart infranchissable ? Et de parcourir les petites hontes de l’enfance, l’Algérie comme pomme de discorde, sans pont ni passerelle : que du désaccord. Et quelle immense réprobation souterraine lors des vacances au bled !
« Tous les deux, nous assistions à l’impuissance de la séparation. » Ni autobiographie, ni simple récit familial, ni socio-analyse savante, Smaïn Laacher dresse efficacement des tableaux, des scènes, les perceptions des frontières et des ruptures définitives, intimes et corporelles, découlant de cette migration Algérie-France. Entre conflits de loyauté, distance polie et souffrance, un récit tendre qui balance entre attache et renoncement. Entre ces impossibles fêlures privées et ces femmes entendues lors des audiences à la Cour nationale du droit d’asile, il y a concordance. Plis et replis. Laacher s’en fait le « porte-silence ». Un livre précieux sur les récits impossibles.
