Travailler mieux ?

Alors que le taux de pauvreté était de 14,4 % pour l’ensemble de la population française en 2022, il était de 20,4 % pour les enfants de moins de 18 ans et de 16,2 % pour les jeunes de 18 à 29 ans. La moitié des salariés embauchés en CDD, stage ou apprentissage ont moins de 29 ans alors que la moitié des CDI ont plus de 43 ans. Là où l’ouvrage de Florence Ihaddadene analyse la multiplicité des dispositifs qui organisent une telle précarité de la jeunesse, « l’investissement social » que préconise l’ouvrage collectif dirigé par Christine Erhel et Bruno Palier constitue une de leurs quatorze propositions pour, plus globalement, « travailler mieux ».

Florence Ihaddadene | Promesse d’embauche. Comment l’État met l’espoir des jeunes au travail. La Dispute, coll. « Travail et salariat », 196 p., 20 €
Christine Erhel et Bruno Palier (dir.) | Travailler mieux. PUF, coll. « La vie des idées », 222 p., 18 €

Depuis l’apparition du problème public du chômage, le traitement de la jeunesse, catégorie de la population construite par et dans l’action publique, passe par son insertion dans l’emploi. Celle-ci est censée faciliter l’entrée des jeunes dans un emploi durable : stages, emplois aidés, volontariat, dispositifs de « seconde chance », « cordées de la réussite », apprentissage…

Florence Ihaddadene analyse les dispositifs successifs qui tous reposent sur une « promesse d’embauche », selon l’excellent titre de son ouvrage. Cette promesse produite par l’État n’en finit plus d’être réitérée : travaux d’utilité collective (TUC), 1964, « emplois aides solidarité », 1990, nouveaux services-emplois jeunes, 1997, contrats d’accompagnement dans l’emploi, contrats uniques d’insertion, 2010, « RSA jeunes actifs », 2013, « garantie jeune », dispositif « 1 jeune 1 solution » et « contrat d’engagement jeunes », 2002. Ces dispositifs s’adressent aux jeunes simultanément mis en « exception sociale » par leur exclusion du RSA ; quand les enquêtes montrent pourtant qu’il n’y a pas de différence dans les rapports au travail des jeunes travailleurs et de ceux qui se situent en haut de la pyramide des âges.

Depuis les années 1980, ces politiques ont connu une mutation lente mais primordiale : la responsabilité de l’insertion incombe désormais directement aux jeunes qui doivent la prendre en charge et faire montre de leur employabilité, c’est-à-dire de leur ajustement aux exigences des employeurs et de leur docilité. D’abord inscrits dans des politiques d’insertion visant en parallèle leur intégration sociale, ils relèvent désormais de politiques d’activation qui les encouragent à témoigner de leur bonne volonté et à fournir des heures de travail gratuites ou mal rémunérées, politiques qui reposent sur l’espoir. Elles constituent autant de déclinaisons françaises des politiques de workfare, workfirst, hopelabor initiées par les États-Unis à l’encontre du Welfare, sans qu’il ait été besoin de traduction…

Une des originalités de cet ouvrage très intéressant est de montrer comment les fonctions dévolues aujourd’hui au service civique, à l’Université, à l’Armée ou leur fonctionnement de fait remplissent des finalités similaires ou, du moins, contribuent au renversement qu’on vient d’évoquer. C’est également le cas, montre l’autrice, des politiques publiques en direction de la jeunesse ultramarine à laquelle elle a consacré de nombreuses enquêtes. Le service civique, dont les fonctions varient de facto selon les origines sociales ou raciales et dont la disparition paraît au demeurant à l’ordre du jour, fait espérer une distinction que le diplôme ne suffit plus à marquer.

Florence Ihaddadene, Promesse d’embauche. Comment l’État met l’espoir des jeunes au travail, La dispute, 2025, 196 pages, « travail et salariat ». Christine Erhel, Bruno Pallier (dir.) Travailler mieux, La Vie des idées, PUF, 2025, 222 pages.
Un peintre en bâtiment © CC BY-SA 2.5/Lukeroberts/WikiCommons

La « promesse » de l’Université est devenue très sélective. Là où le rôle d’insertion professionnelle est d’abord confié aux associations, l’Armée se voit confier, quant à elle, celui de « mater » les populations les plus éloignées des attentes des entreprises. Le traitement de la « question sociale » via le service militaire volontaire est parfois moins volontaire que son intitulé ne le laisse à penser. Les politiques d’emploi dérogatoires et ethnicisées de la jeunesse ultramarine construisent une exceptionnalité allant à l’encontre de la promesse d’égalité républicaine qui leur est faite et continuent à les maintenir dans une situation sociale dégradée.

Tous les dispositifs ont en commun de leur faire une promesse d’avenir qu’ils n’ont pas les moyens d’honorer : promesse d’embauche sans engagement à fournir un emploi, d’insertion sociale sans la capacité de fournir un revenu minimum, promesse de citoyenneté sans ouverture des droits sociaux, de mobilité sociale sans démocratisation de la formation. Que leur succession rapide et leur démultiplication, au détriment de toute solution structurelle, soient le signe de leur échec au regard de la promesse énoncée ne saurait en masquer le rôle, effectif, dans les processus de redéfinition du marché du travail et de la disciplinarisation de la main-d’œuvre. Ils s’inscrivent dans les processus d’individualisation qui tendent à responsabiliser l’individu, voire à le culpabiliser, comme l’attesté le fait que les demandeurs d’emploi soient aujourd’hui considérés comme « à la recherche d’un emploi » et non plus privés d’emploi.

Soulignons ici l’intérêt des développements que Florence Ihaddadene consacre à ce « grand retour au paternalisme » qu’est le mentorat. Cette individualisation débouche sur une segmentation qui assigne à chacun un parcours plutôt qu’un autre, en fonction de ses propriétés sociales. Il norme ces parcours et distingue les « insérables » des « non-insérables », les bénéficiaires méritants des assistés, soupçonnés d’en profiter, et subordonne l’employabilité à la conditionnalité comportementale et à l’intégration des normes, aucun emploi stable n’étant toutefois garanti, même à celles et ceux qui paraissent se conformer aux attentes et jouer le jeu des exigences de ces programmes. Par quoi ces programmes qui se déclarent de droit commun construisent en réalité des parcours inégalitaires, souvent plus stigmatisants que formateurs.

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Ces politiques de mise au travail gratuit ou mal rémunéré au nom de l’espoir valant aux jeunes d’être les principales victimes de la précarisation du travail favorisent les effets d’aubaine pour les employeurs et masquent l’agonie des associations, frappées par la baisse des subventions et des services publics. Elles contribuent à normaliser la « gratuitisation » du travail du début de carrière ou le travail dévalorisé autant qu’à éroder les droits sociaux à long terme.

C’est l’État qui produit ainsi l’espoir, met au travail gratuit celles et ceux qui espèrent une insertion professionnelle, un salaire différé, des droits sociaux ou une insertion sociale. Il en crée les conditions matérielles, les régimes de justification, les valorisations symboliques, les valeurs morales et, ce faisant, se met au service des employeurs pour préparer les travailleurs de demain à qui personne ne promet plus une amélioration des conditions de travail et des rémunérations ni une retraite sécurisante. Ce travail gratuit contribue en effet, de façon plus globale, à déstabiliser le marché de l’emploi sur lequel ses victimes, contraintes à être consentantes, espèrent se stabiliser.

Une lecture d’autant plus indispensable qu’elle est redoutable. En 2023, un imposant ouvrage collectif intitulé Que sait-on du travail ?, publié sous la direction de Bruno Palier, soulignait que la mutation du travail était la pierre angulaire des transformations des manières de produire. Les analyses que ses auteurs consacraient aux alternatives à l’œuvre au sein des entreprises dans des États de même envergure économique et technologique, en Europe du Nord en premier lieu, comme à leurs politiques publiques différenciées montraient qu’un autre travail, indispensable, était possible.

Travailler mieux, qui procède peu ou prou du même collectif et de ses recherches, s’inscrit dans le droit fil du précédent ouvrage en proposant cette fois des pistes concrètes qui devraient et pourraient être immédiatement mises en œuvre pour améliorer la qualité de l’emploi, renforcer la démocratie au travail et réussir les transitions numérique et écologique. Six chapitres exposent la substance de propositions élaborées dans la foulée de leur premier ouvrage et parues sur le site de la vie des idées dans le cadre d’un dossier « Travailler mieux, un ensemble de propositions » entre le 13 septembre 2024 et le 25 mars 2025. Ces propositions sont destinées à « aller vers un travail soutenable qui permette à tous d’apprendre, de construire son parcours et de prendre en compte les besoins des personnes et des collectifs sans compromettre les besoins des générations futures ». Une telle transformation du travail serait, simultanément, un facteur d’augmentation des performances et « d’économie de la qualité », comme l’attestent de fréquentes références à des expériences étrangères ou aux rapports de l’OCDE. Certaines de ces propositions sont, du reste, déjà intégrées dans les accords-cadres européens que la France tarde à mettre en œuvre.

Florence Ihaddadene, Promesse d’embauche. Comment l’État met l’espoir des jeunes au travail, La dispute, 2025, 196 pages, « travail et salariat ». Christine Erhel, Bruno Pallier (dir.) Travailler mieux, La Vie des idées, PUF, 2025, 222 pages.
Fabrication des pianos chez Pleyel : ouvrier sur machine (1913) (détail) © CC0/WikiCommons

Faute de pouvoir entrer dans le détail de ces propositions, nous soulignerons simplement qu’elles interpellent différents acteurs. Certaines relèvent des pouvoirs publics, invités à revenir sur ces dispositifs délétères qu’ont été la loi El Khomri ou la suppression des CHSCT au profit des CES qui n’autorisent plus que des politiques strictement réparatrices ou compensatrices en matière de pénibilité. Des innovations nécessaires leur sont également suggérées, dont la création de « délégués au travail réel » et une réorientation des politiques publiques en matière d’enseignement et de formation, s’agissant tout particulièrement de l’IA.

D’autres propositions interpellent plus directement les employeurs auxquels les auteurs jugent nécessaire de rappeler le « coût caché du management technocratique à la française » résultant de l’absentéisme et des maladies et accidents professionnels. Une rupture avec les pratiques managériales qui prévalent en France, une autonomie des salariés dans l’organisation de leur travail à partir des expériences vécues, une claire reconnaissance de leur investissement, un environnement respectueux de la personne, la libération de la parole, la régulation de la fragmentation du temps de travail, la mise en place d’instruments de mesure de qualité sont autant de moyens de  réduire ces « coûts cachés » en améliorant à la fois le confort des salariés et la performance.

Des expériences étrangères viennent là encore l’attester. Mais les interlocuteurs peuvent être également les syndicats. L’une des contributions fait ainsi valoir l’intérêt qu’aurait la création de mandats « d’organisateur syndical » à l’échelon départemental pour couvrir de la sorte les salariés dépourvus de représentants syndicaux, dans les PME et TPE en premier lieu. Anne Rodier, journaliste au Monde, forte du constat que les nombreux savoirs rassemblés par les chercheurs de sciences sociales sur le travail semblent ignorés des entrepreneurs, les avait exposés pour son journal à des chefs d’entreprise pour avoir, en contrepoint, la réponse de dirigeants d’entreprises. Elle y revient dans l’un des chapitres de l’ouvrage, en laissant entendre que ces entretiens se sont soldés par un dialogue de sourds.

En ces temps de fréquente désespérance, où s’impose le mantra culpabilisant selon lequel il n’est d’autre salut que de « travailler plus », l’ouvrage souligne, preuves à l’appui, les effets contreproductifs d’une telle vision au regard même des objectifs de ceux qui s’en réclament et lui substitue l’objectif et les moyens de « travailler mieux ». Salutaire à ce titre, il l’est plus encore en ce qu’il démontre que ces transformations du travail, loin de relever de l’utopie, pourraient être mises en place aujourd’hui.