À la fois statisticiens et vendeurs de données, les sondeurs d’opinion sont tiraillés entre les contraintes de la science et celles du marché. Leur métier, mal payé, souvent répétitif, est moins attrayant qu’il n’y paraît. Hugo Touzet propose un portrait détaillé, mais sans grand relief, de cette profession mal connue.
Qui sont les sondeurs d’opinion ? La majorité sont des femmes, surtout aux échelons inférieurs. Beaucoup sont jeunes, voire très jeunes. Presque tous sont titulaires d’un master de sciences sociales ou issus d’un institut d’études politiques. Et presque tous sont en CDI. Peu encadrés par leur hiérarchie, ils ont le sentiment d’accomplir des tâches utiles et intéressantes, dont ils peuvent voir les fruits dans les médias. Néanmoins, si les sujets traités sont variés, le travail des sondeurs d’opinion est soumis au bon vouloir de leurs commanditaires et souvent réalisé dans l’urgence, car les marges des instituts sont minces et les contrats s’enchaînent. Mal payés, peinant à obtenir de l’avancement (les places de cadres sont rares), beaucoup de sondeurs d’opinion changent de métier ou doivent passer d’un institut à un autre pour accroître leur salaire ou faire avancer leur carrière.
Pour donner un peu de profondeur à ce portrait, le livre défend une thèse simple : les sondeurs d’opinion sont tiraillés entre exigences scientifiques et impératifs commerciaux. D’un côté, les sondeurs ont été longtemps proches du monde académique. Plusieurs fondateurs d’instituts sont des universitaires qui ont ambitionné de bâtir une véritable science de l’opinion publique. De nos jours encore, presque tous les sondeurs d’opinion ont fréquenté les sciences sociales durant leurs études. La production de sondages requiert rigueur et méthode. D’un autre côté, les instituts de sondages sont des entreprises commerciales. Les études de marché, qui leur ont d’abord servi à compléter les recettes des sondages d’opinion, représentent aujourd’hui en moyenne plus de 80 % de leur chiffre d’affaires. Et même s’ils sont devenus minoritaires au sein des instituts, les sondeurs d’opinion doivent eux aussi « savoir vendre ». Presque toujours, ce sont les clients qui choisissent les sujets, fixent les échéances et sont propriétaires des données.

Hélas, cette thèse de sondeurs tiraillés entre science et marché se révèle schématique et bancale. D’un côté, les sondeurs d’opinion se voient comme des producteurs de données ponctuelles, pas comme des scientifiques. Ils invoquent opportunément la science pour légitimer ou défendre leur corporation, mais ils ne se comparent pas aux universitaires pour autant : « nous ne faisons pas le même métier », confie un enquêté. Seule l’aristocratie des sondeurs d’opinion – les « speakers », tels Jérôme Fourquet ou Jérôme Jaffré – peut revendiquer une ambition scientifique. Ces figures médiatiques ne représentent « qu’une infime partie » des sondeurs d’opinion, écrit l’auteur. La première moitié de la thèse ne tient donc pas : pour cette profession, la science n’est pas un élément structurant.
Les sondeurs d’opinion semblent plus proches de leurs collègues des départements marketing, qui vendent des études de marché. L’auteur aurait ainsi pu étayer la seconde moitié de sa thèse en comparant ces deux groupes. Il laisse malheureusement dans l’ombre le travail des sondeurs marketing – il cite par exemple une seule fois, sans en tirer grand-chose, la thèse qu’Adama Sidiki Diourte leur a consacrée.
De fait, alors que Hugo Touzet situe les sondeurs d’opinion au croisement de la science et du marketing, il ne les compare pas aux scientifiques et aux marketeurs (il les compare, en revanche, à des caissières, des ouvriers à la chaîne et des facteurs faisant leur tournée, ce qui est un choix étrange). Le questionnaire qu’il a fait circuler parmi les sondeurs d’opinion ne comporte apparemment aucune question sur leurs rapports à la science et au marketing – par exemple, on ne connaîtra pas la proportion de répondants qui ont commencé un doctorat ou qui envisagent de travailler dans le marketing. Le portrait des speakers est tout aussi lacunaire : sont-ils rattachés à des laboratoires universitaires ? Enseignent-ils en licence ou en master ? Publient-ils des articles dans des revues académiques ? Sont-ils cités par les universitaires ? On ne le saura pas. Le Centre de recherches politiques de Sciences Po (CEVIPOF), auquel sont affiliés plusieurs sondeurs célèbres, est à peine évoqué.
S’appuyant sur une bibliographie assez maigre, où les sociologues des sciences sont rares, l’auteur propose une vision un peu caricaturale de la science et du marketing. Il ne semble pas voir que les chercheurs sont soumis eux aussi à des contraintes économiques, et que les marketeurs utilisent eux aussi des outils scientifiques.
Hugo Touzet ne s’intéresse pas davantage aux principaux fabricants d’opinion, les journalistes, qui donnent vie aux sondages. Il souligne que « la pleine compréhension du monde des instituts de sondage implique donc d’y intégrer une analyse des médias ». Cette analyse est hélas introuvable dans le livre.
Le propos souffre sans doute de ces faiblesses parce qu’il hésite entre deux objets : le travail des sondeurs d’opinion et les critiques adressées aux sondages. Au lieu de fournir un portrait exhaustif des sondeurs d’opinion, Hugo Touzet consacre de longs passages superflus à l’histoire des sondages, aux arguments méthodologiques opposés aux sondages, aux justifications mobilisées par les sondeurs pour légitimer leur travail, ou encore aux lois encadrant les sondages en France. Ces pérambulations sont d’autant plus déroutantes qu’elles imposent de longs détours par les États-Unis et des allers-retours entre le présent et le passé – sur des sentiers par ailleurs déjà bien arpentés, en particulier par Loïc Blondiaux.
On peut regretter enfin que Touzet reste descriptif. Certes, il mobilise des concepts, comme « capital professionnel » et « travail réputationnel ». Mais ces concepts, plaqués le temps d’un paragraphe puis oubliés, ne sont pas ajustés à l’objet du livre, ni discutés, ni toujours définis. Si le livre est utile pour comprendre le travail des sondeurs d’opinion, il n’éclaire ainsi guère au-delà.