Beaux, maudits et foutus 

Coup d’éclat à la Quinzaine des cinéastes lors du dernier festival de Cannes : le cinquième film du cinéaste israélien Nadav Lapid sidère, ravit, agace et interroge. Tissant avec rage une parade monstrueuse de la société israélienne, le réalisateur signe un brûlot sur l’obscénité du conformisme politique.

Nadav Lapid | Oui. Bustan Films. 150 mn

C’était en 2019. « Je suis arrivé en France pour fuir Israël, fuir cet État méchant, abominable, odieux, lamentable, répugnant, détestable, abruti, étriqué, bas d’esprit, bas de cœur », vociférait le personnage principal, jeune exilé israélien sans nom, dans Synonymes, le troisième long métrage de Nadav Lapid. Ce film non seulement rendait hommage à une langue de choix, le français, mais abordait, de manière prodigieuse et urticante, la rupture entre l’art et la politique dans l’État hébreu, rendant compte d’une crise dont certains jeunes artistes allaient devoir subir les conséquences. Et en effet plus tard, dans Le genou d’Ahed, Lapid, farouche opposant aux dérives nationalistes du gouvernement de son pays de naissance, traitait plus précisément de la volonté d’endoctrinement de l’art par les autorités, décriant les manipulations d’un « Ministère de l’art qui déteste l’art dans un gouvernement qui déteste la beauté de l’humain ». Il donnait, à travers le personnage de son alter ego/cinéaste « Y », la parole aux auteurs muselés par une forme sournoise de censure, oscillant entre le besoin d’argent et le désespoir d’assister au rétrécissement des espaces de liberté créatrice. « Et si je veux parler d’un État juif nationaliste-raciste-sadique-abject… ? », hurlait-il par provocation à l’encontre d’une bureaucrate, jeune fille plutôt gentille qu’il décidait de traiter avec une douceur teintée de cruauté, avant de s’entendre répondre en toute simplicité par celle-ci : « On ne vous paie pas et on vous dénonce ».  Dont acte.

Si depuis quelques années la démence est le programme du gouvernement israélien, la rage reste la valeur cardinale du cinéma de Nadav Lapid. Avec le prix du jury attribué au Genou d’Ahed à Cannes en 2021, le cinéaste recevait la reconnaissance de la critique internationale pour un film dont le titre même résumait le programme artistique : un double hommage, cinéphile, à l’une des œuvres les plus connues d’Éric Rohmer, et politique, en référence à Ahed Tamimi, une militante palestinienne, à peine adolescente, emprisonnée pour avoir giflé deux soldats israéliens en 2017. L’allusion à ce genou est devenue tristement célèbre, un homme politique israélien ayant affirmé qu’il « aurait fallu lui [à Ahed Tamimi] tirer dessus, ne fût-ce que dans le genou », afin de neutraliser la jeune rebelle. C’est ce corps de la discorde que le personnage d’Y, entre impuissance artistique et deuil de sa mère, cherchait vainement à filmer. 

Nadav Lapid, Oui, Bustan Films
« Oui », Nadav Lapid (2025) © Bustan Films

En 2025, dans le monde bouleversé de l’après 7-Octobre, Nadav Lapid poursuit son itinéraire artistique et politique tourmenté avec Oui, tragédie musicale qui raconte les déboires de Y, musicien précaire à qui l’état-major israélien confie la mission de composer un nouvel hymne national. Le film s’ouvre sur des bacchanales de la jet set de Tel Aviv où Y et sa femme, Jasmine, animent les soirées jusqu’à se prostituer. De fait, Oui est une œuvre sombre, baroque et provocatrice. C’est aussi une composition âpre où les références musicales, des tubes pop à Thelonius Monk, en passant par l’Eurovision et les détournements de chants historiques israéliens, soulignent l’hypocrisie et la violence sous-jacentes au discours nationaliste de l’ère Netanyahu. L’évident dévoiement de la comédie musicale, genre plébiscité et populaire, ajoute à l’aspérité du film. On y ressent une évidente jouissance au début, la toujours alléchante et rassurante poursuite de gestes quotidiens magnifiés par la musique, comme lorsque Y et Jasmine se réveillent un lendemain de fête au rythme de « The Ketchup Song ».

Mais le film lui-même est piégé par les temps sombres que nous vivons, puisque l’état-major réussit à faire mentir les paroles de Love Me Tender lors d’un duel musical qui finira par être remporté, non par le musicien, mais par les cadres de l’armée israélienne. Ces leaders martiaux interrompent la séquence festive en hurlant la célèbre chanson d’Elvis dans un décalage qui rappelle l’épilogue de Docteur Folamour de Stanley Kubrick et la chute de l’humanité dirigée par des tarés vers une inévitable hécatombe nucléaire. C’est l’impossibilité même de la comédie musicale, son glissement vers le grotesque dysphorique, qui traduit tout ce que notre époque a d’insoutenable et de dégueulasse. La polémique réelle à laquelle le film fait allusion, apprend-on, est celle de l’utilisation illégale par le gouvernement d’un chant des années 1940 pour en faire l’hymne vengeur dont le régime a besoin pour doper l’opinion et électrifier les foules.

Tous les mercredis, notre newsletter vous informe de l’actualité en littérature, en arts et en sciences humaines.

Et parmi la foule, minuscules, confus et fauchés, évoluent Y et Jasmine. Leur malédiction est leur insouciance perdue. Nageant dans la désespérance et l’opportunisme d’une interminable fête nationale, le musicien s’accroche à de faux espoirs rassurants : « Tout est bon, Tel Aviv est bon », répète-t-il car il semble difficile de ne pas croire à la douceur de vivre dans la capitale israélienne, avec sa jeunesse et ses lumières toutes photogéniques. Plus tard encore, le jeune homme se récite comme un mantra : « Je crois en Tsahal », pour évacuer les informations qui contredisent le discours officiel et font état de victimes civiles dans un conflit dont la démesure met en échec sa rengaine du bonheur. Le personnage est d’abord filmé comme un barbare ignorant et merveilleux, un saltimbanque de luxe qui refuse de sonder son abîme intérieur, se rendant ainsi complice de la tragédie en cours jusqu’à aboutir à une séquence étonnante où il lèche, littéralement, les bottes vernies de l’état-major. « À votre service, Méphistophélès », dit-il lorsque le film aborde la question essentielle de la position de l’artiste en temps de guerre, lorsqu’il ne peut plus être celui qui vit dans l’ignorance entre les injustices et les guerres, entre les horreurs et le sang. Car à une époque hyperconnectée où il est impossible de ne pas être au courant de l’actualité, l’insouciance et la mauvaise foi deviennent une faute, la faute de ceux qui dans le monde préféreraient disparaître de l’histoire plutôt que de perdre leur soi-disant innocence.

C’est le choix du cinéma nerveux et hypersensible de Nadav Lapid d’irriter, de se condenser toujours à fleur de peau. Néanmoins, Oui allie, chose plutôt rare, la cinéphilie contemporaine à un principe critique et négatif où réside son potentiel politique. Alors, pourquoi refuser au film son rôle de questionnement, d’opposition, probablement même de subversion, puisqu’il a été en partie financé par des fonds israéliens ? L’immense cohérence de son œuvre est le risque pris par le cinéaste, depuis des années, de chercher à représenter le défaut de liberté régnant dans son pays, le cynisme des élites et des bien maigres forces de rébellion existantes.

En crise d’inspiration, Y traverse le pays d’est en ouest jusqu’à la frontière avec Gaza en compagnie de Léa, une femme dont il a jadis été amoureux et qui semble avoir l’âge des espoirs déçus de leur pays. L’actrice Naama Preiss livre un monologue bouleversant donnant une autre vision de la conscience israélienne : au sommet du mont Amour, d’où les gens assistent aux bombardements sur Gaza comme au spectacle, Y comprend enfin que « si on voit Gaza, Gaza nous voit aussi ». Proche de Pasolini autant que de Grosz ou de Baudelaire, Lapid semble éclairer le fait que, tôt ou tard, tout individu vivant dans une forme d’innocence sauvage doit prendre position, parce que, face à l’abjection, l’ignorance devient un crime : elle n’a plus le droit d’exister. Se mettre en marge de l’Histoire a comme issue inévitable la perte totale de toute conscience, l’acceptation passive et résignée des événements les plus monstrueux qui se déroulent devant nos yeux qui ne savent plus voir.

Avec une noirceur radicale, Nadav Lapid pourfend systématiquement les hommes, les femmes, l’amour, le couple, la politique, les politiques, le pouvoir, l’argent, les médias, les profs d’aérobic, la musique, l’armée, la société entière car, comme dit le personnage, « pour ceux qui ont grandi en se demandant comment vivre en ayant commis l’horreur, les Israéliens sont devenus la réponse ». Aucune échappatoire ne semble possible : sont également disqualifiés la fête, l’alcool, l’engagement, l’idéalisme, le fatalisme, et même un nouveau recommencement pour une génération qui aurait oublié jusqu’au nom de ce pays. Oui est le film de l’innocence perdue et de la joie impossible. Mais ce pessimisme est le moyen qui permet au réalisateur israélien de faire surgir, sous forme de fragments éphémères, de regrets, une beauté qui n’est poignante que parce qu’elle est condamnée – et tout particulièrement dans cette séquence où Y et la femme qu’il a aimée rejouent un célèbre duo des Marx Brothers dans The Big Store (1941), tels Harpo et Chico faisant du piano à quatre mains, une séquence reprise avec autant d’humour et de poésie que possible à ce moment de notre propre siècle triste.

Retrouvez tous nos articles sur les œuvres israéliennes et palestiniennes