Fragments pour Laure

Quand meurt le père du narrateur, tous ceux qui ont compté dans sa jeunesse ont disparu. Il laisse alors revenir à la surface les traces de ce qui est désormais un passé révolu. Sans reconstruire l’ordre artificiel d’une autobiographie, Kevin Orr excelle à rendre cette quête des années perdues que l’on engage quand vient la quarantaine : accepter dans leur désordre les fruits du passé pour les remâcher.

Kevin Orr | Laure. Seuil, coll. « Fiction & Cie », 220 p., 20 €

Transcrivant dans sa langue même le caractère fragmentaire, voire incohérent, des souvenirs qui reviennent à la conscience du narrateur, ce roman produit un effet de réalité. Le lecteur conquis est tenté de se dire que ce n’est « pas du roman », comme s’il était plus vrai que les souvenirs du narrateur soient aussi ceux de l’auteur, comme si le doute sur la vérité des souvenirs n’était pas de règle avec les jeux de la mémoire. Il y pense aussi parce que l’a troublé l’assonance entre Orr et Laure.

Parcellaires, les souvenirs qui reviennent le sont forcément, le tout est de savoir s’ils sont de toute nature, les uns plaisants les autres non. Or ceux qu’évoque ce livre ne sont pas aussi hétérogènes qu’il serait naturel. Le narrateur revient à plusieurs reprises sur les coups que lui portait son frère aîné et précise qu’il n’a conservé de celui-ci aucun souvenir qui pourrait contrebalancer ceux de violence. Ce choix n’est pas le produit d’une décision plus ou moins consciente, c’est un fait qu’il constate.

Il y a d’ailleurs quelque chose de troublant dans la manière dont sont évoqués les coups que le grand frère infligeait à son cadet, dans la froideur presque clinique du ton adopté, à défaut d’une plainte que l’on aurait comprise. Cette froideur contraste avec une violence aussi bien symbolique que physique. Le grand fait couler le sang du petit et se livre aussi à une sorte de viol des consciences quand il lui impose de regarder un film pornographique bien avant la puberté. En outre, surtout peut-être, il fait tout son possible pour entraver la relation avec Laure. Même pas par jalousie : par agressivité pure. Sa violence se répète durant toutes les années de scolarité puisque les repères temporels de l’enfance sont déterminés par le rythme scolaire. La relative sérénité avec laquelle sont rappelés ces coups laisse à imaginer que le narrateur n’aurait pas toujours été en position de victime, qu’il a bien dû se présenter des circonstances dans lesquelles il aurait frappé à son tour. Cela pourrait expliquer que la mère ne s’émeuve pas davantage de voir un de ses fils en sang, même si sa préférence va à l’autre.

Kevin Orr Laure
« Jeune femme dans un studio », Edward Hopper (1901) (détail) © CC0/WikiCommons

La réussite de Kevin Orr tient aussi à la manière dont il assume le caractère relativement ordinaire de ce qu’a vécu le narrateur : il dédramatise. Ainsi du fameux « secret de famille » sur quoi il est convenu de s’émouvoir. Après la mort brutale de la mère, le père déclare aux jeunes adultes que sont désormais ses fils qu’il n’est pas le géniteur du plus âgé. Il ajoute qu’un tel secret est somme toute assez banal : il concernerait « de quarante à cinquante pour cent » des familles.

Le livre d’Orr ne s’enferme pas dans un discours sur le mode « je vais vous raconter mon enfance ». Il s’ouvre sur une comparaison entre les destins des deux parents, dans la vie et face à la mort. La mère est morte brutalement : « le matin elle arrose ses plantes sur le balcon : une heure après elle est à l’hôpital » puis elle meurt sans que ses enfants aient eu le temps de lui déclarer leur affection, même de « dire quelque chose comme petite maman ». Les phrases possibles sont venues sur le bout des lèvres mais n’ont pas été prononcées, par pudeur et par manque de temps face à l’urgence de la mort. Elle est morte depuis longtemps (« deux ans après le lycée ») et elle n’est donc plus accessible au présent du narrateur, si ce n’est par le biais d’une sorte de journal qu’elle a écrit et enregistré sur cassette. Grâce à quoi, il est possible d’entendre ce qu’elle a voulu dire, peut-être seulement pour elle-même. Mais pas d’établir un dialogue : avec elle, la parole est à sens unique.

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Avec le père, « c’est l’inverse ». Raconté comme on ferait d’un combat de catch, son décès survient dans l’actualité du récit (« aujourd’hui »), après que sa fin s’est étalée sur des mois durant lesquels il s’affaiblissait lentement. Chaque soir, ses fils se disaient que ce pourrait être le dernier et « le matin d’après, il est toujours là, assis sur son fauteuil (si petit), enfermé dans sa petite chambre, pendant si longtemps ». Cette lenteur à mourir, cet affaiblissement qui n’en finit pas, appelle tout autant la parole que l’impossibilité de parler à la mère mourante. Et cette parole, c’est ce livre.

L’état de santé du père incite à penser à cette idée convenue qu’au moment de mourir « on revit une dernière fois toute sa vie de manière ultra-condensée ». On peut espérer que ce n’est qu’un cliché car ce ne serait pas une pensée agréable. Mais que dire à ce moment suprême ? Que maman est morte tôt et que Laure est morte aussi, juste après. Les autres membres de la famille, à commencer par le grand frère, font plutôt penser à « une forme d’enfer » à laquelle on pourrait peut-être opposer, avec Laure, un « paradis ». Sans doute le narrateur ne pourra-t-il jamais savoir exactement comment maman est devenue maman et comment Laure est devenue Laure « le jour de la rentrée en cinquième ».

Les souvenirs s’appellent mutuellement, à cause de la proximité des décès, et aussi parce que l’agressivité du grand frère s’est exercée en particulier sur la relation avec Laure – dont le narrateur ne peut parler sans émotion, avec le désir de revenir en arrière, ne serait-ce que pour dire enfin ce qu’il n’a jamais dit à la première femme qu’il ait vue nue, qu’il ait touchée. Lui dire « je t’aime ». Ce livre est donc la déclaration d’amour qu’il n’a pas faite du vivant de Laure, c’est-à-dire aussi l’explication avec soi-même afin de comprendre comment il a pu ne pas prononcer la parole décisive qui aurait peut-être tout changé pour elle, lui évitant de tristes dérives et sa sinistre fin en hôpital psychiatrique.

Laure avait quelque chose d’insaisissable, toujours animée d’un désir de fuite que le jeune homme pensait comprendre sans parvenir à l’expliciter, pressentant sans doute que ce n’était pas vraiment dicible. Non qu’aurait pesé sur elle un classique secret de famille mais parce qu’elle-même ne sait pas. Elle fuit et crée des situations qu’elle est la première à juger inadmissibles et insupportables, auxquelles elle réagit par une nouvelle fuite.

Lui-même n’est pas très clair dans l’amour qu’il se convainc d’avoir rêvé avec et pour elle. Cette rêverie a commencé en classe de cinquième et s’est poursuivie une dizaine d’années, mais il n’est pas mécontent de noter que la première fille qu’il a embrassée était, comme lui alors, élève de sixième et (surtout) s’appelait Laurence. Il a d’ailleurs rencontré plusieurs « Laure », sans compter « des Lorraine, Laurence, Laurie, Laura, etc. ». Faut-il donc croire que l’objet de sa rêverie était moins telle fille précise qu’une dont le nom porte cette sonorité ?