Avant que j’oublie, premier roman d’Anne Pauly, relate la fin de la vie d’un homme atteint d’un cancer, ancien alcoolique qui meurt dans la solitude de la maladie et de la vieillesse, au terme d’une existence somme toute banalement médiocre. Le récit, conduit du point de vue de la fille, dont on comprend assez rapidement qu’il s’agit de l’auteure, est celui d’une réconciliation qui mène du chagrin à l’apaisement, celle de l’orpheline avec elle-même, devenue adulte en traversant l’expérience absolue de la perte.
Anne Pauly, Avant que j’oublie. Verdier, 137 p., 14 €
Avant que j’oublie d’Anne Pauly, ce sont, dès les premières lignes, deux orphelins, un frère et une sœur, sur la route, sur fond de Barry Ryan, Eloise, ce « morceau un peu ringard », à l’image de cette enfance qu’ils ne peuvent ignorer, « de l’amour, des cris, des drames, du désespoir, avec, en fond, des trompettes et des violons ». Ils laissent derrière eux, dans le frigo d’un hôpital de banlieue sordide, le corps dévasté du père mort. Et la mort est bien sordide aussi, lorsqu’il faut ranger une prothèse de jambe, fourrer des habits désormais inutiles dans des sacs de supermarché, y compris la couverture polaire « tachée de soupe et de sang », les médicaments rangés dans une boîte de biscuits bretons, un petit crucifix et autres colifichets, tous ces débris d’une vie qui n’avait pas plus d’importance que ces résidus misérables.
Un frère et une sœur, deux orphelins qui ne parviennent pas à s’entendre, au sens propre, comme deux petits enfants forcés de cohabiter dans la même chambre, ici dans la mort du père dont il faut faire quelque chose. Le fils est emmuré dans une colère nécessairement transformée en froide indifférence – il faut bien survivre à la colère –, la fille au contraire est totalement ouverte à ce père dont elle connaît pourtant toutes les insuffisances, pour s’y être tant de fois cognée.
Ce premier roman réussit à dire avec force l’ambivalence irréductible du sentiment filial. La narratrice est déchirée entre l’envie d’en finir et de quitter celui qui pourtant n’en a plus pour très longtemps, de sortir d’un appartement ou d’une chambre d’hôpital qui la prend en tenailles, de « partir le plus vite possible avant que sa névrose et ses angoisses ne [la] contaminent davantage », entre ce désir de faire taire le tyran malade et bientôt mort qui voudrait que la fenêtre soit ouverte, « un peu, un peu plus, un peu moins, non, encore… parfait ! », et cet amour qui enchaîne et sans lequel, pourtant, nous sommes amputés, orphelins jusqu’à la moelle. On devient orpheline, et la brutalité de la disparition exige que cette condition nouvelle et si particulière s’apprivoise, se laisse habiter. Avant que j’oublie retrace les étapes de cette initiation douce-amère, qui passe aussi par le rire dont la narratrice tire une puissante énergie. Le cocasse n’est jamais très loin de la souffrance et de la déchirure. L’enterrement et ses enchaînements parfois grotesques, les confusions sur le prénom du défunt, les employés des pompes funèbres, véritables « zombies », la terre si détrempée au cimetière « que tout le monde avait bien compris qu’il valait mieux ne pas se risquer autour de la tombe », le vieil ami un peu ivre qui prononce les derniers mots, des mots d’ivrogne, sur le mort, objet parmi d’autres, autant d’éléments qui rappellent combien la mort est aussi tissée de tout ce prosaïsme qui sans doute nous rattache à la vie lorsque ceux que l’on aime si fort disparaissent.
Le récit d’Anne Pauly s’enroule autour du père, figure tutélaire alors même qu’il est décrit dans toutes ses failles. La richesse du texte réside peut-être dans sa capacité à donner au personnage branquignole, désagréable même à certains égards – qu’on pense à ses violences à l’égard de son épouse, disparue avant lui, ou à ces séquences d’ivresse, éternel « couplet éthylique gesticulé » dont on se lasse, à ce père repoussoir parce que jamais là où sa fille l’attendait –, cette puissance. Il prend progressivement de l’épaisseur jusqu’à se déployer dans les mots que Juliette, l’amie d’enfance secrète et invisible, pose sur cet homme réduit au silence dans son trou. Ces mots qu’il n’a jamais réussi à dire de son vivant non plus, il faudra que des femmes les prononcent ou les écrivent pour donner son point d’orgue à une existence qui échappe ainsi à la misère. Le silence du père fait écho à celui de la mère, sainte fantomatique convoquée comme contrepoint moral dès lors que le père est évoqué. Elle reste pourtant en arrière-plan, si tendre soit son souvenir, car il s’agit d’une histoire entre une fille et son père, et l’on sait combien ces histoires sont uniques et fragiles dans l’épaisseur des silences et des pudeurs mal placées qu’elles contiennent si souvent.
Anne Pauly réussit, tout au long de son récit, à rendre palpables des émotions en décrivant des objets, tout particulièrement des objets ayant appartenu au père. Leur nature et leur usage tout comme la façon dont ils sont disposés et rangés en disent tellement sur ceux qui les utilisaient. À la fois signes d’une appartenance sociale – cette question est manifeste dans Avant que j’oublie – et signes d’un rapport au monde empreint de solitude et d’angoisse refoulées, les objets se transforment, pour la narratrice, en texte à lire, celui qui raconte l’existence du père, complété par les mots d’une autre, illumination d’un rapport au père qui sans cesse lui échappait. Il faudra donc des voix féminines pour dire la beauté cachée de la vie, celle d’un amour tout-puissant qui ne ravage plus mais qui libère, dès lors que les mots sont dits ou écrits et que le silence peut se faire enfin, dans un chagrin devenu doux.