L’éloge inépuisable

Aucune nuit ne sera noire, car il sera toujours à ses côtés : aux gratitudes infinies envers le grand-père sérère qui l’a élevée, à l’héritage spirituel qu’il lui a transmis, Fatou Diome associe, avec les souvenirs de son île du Saloum, la démonstration du fait qu’humanisme, féminisme et laïcité n’ont rien de legs exclusivement européens.

Fatou Diome | Aucune nuit ne sera noire. Albin Michel, 328 p., 21,90 €

La dédicace du recueil de nouvelles de Fatou Diome paru en 2021 remerciait le « Vieux Pêcheur » et « son élégante Dame » de lui avoir donné « de quoi aimer vivre » (titre du recueil). La trace du couple de grands-parents s’inscrit dans tout l’œuvre, riche de plus d’une douzaine de titres, de l’écrivaine, prenant ici un relief particulier. Fatou Diome n’en fait pas mystère : ce sont eux qui l’ont élevée en la préservant de la malveillance alors que sa mère biologique, à peine sortie de l’adolescence, était vilipendée par de prétendus bien-pensants pour lui avoir donné naissance hors mariage.

Cette mère qu’elle appelait « Nkoto », grande sœur, Fatou Diome, devenue adulte, s’était rapprochée d’elle, appréciant la beauté et la joie solaires de cette femme dont elle respectait et comprenait la liberté d’aimer, lors d’une décennie d’indépendances africaines puis de révolte mondiale de la jeunesse (donnant lieu à un mouvement historique au Sénégal). Mais peu après le début du livre, elle vient, en mars 2001, d’être brutalement ravie à l’affection des siens. Deux décès, deux deuils – le second incommensurable – et deux séjours à Niodior de la narratrice, résidant ordinairement à Strasbourg, encadrent le récit : la mort de la mère coïncide avec ce qui deviendra un ultime séjour auprès des grands-parents réunis ; le second séjour a lieu plusieurs semaines après celle, paisible, à l’âge de quatre-vingt-seize ans, du grand-père. En pleine possession de ses facultés mentales et même physiques (on le voit, lors de longues marches dans le sable, accompagner sa petite-fille vers la maison qu’elle a fait bâtir et planter de ses mains les jeunes pousses dont il lui a fait cadeau), l’aïeul avait veillé, quelques mois plus tôt, à préparer sa chère « Mbaat » à son inéluctable départ, lui faisant promettre de ne pas précipiter un retour dans l’île à cette occasion.

Le récit peut ainsi se lire comme un savoir-vivre du deuil, à travers la sagesse du « Vieux Pêcheur » et la délicatesse des membres de la famille proche : sa « Xaarit » ou gente dame, « Mamie-maman » et « plus qu’une mère » pour la narratrice, nimbant de discrétion son propre chagrin afin de ménager sa petite-fille ; les frères et sœurs de cette dernière, en particulier sa cadette Sémbéta et le sensible Madické, acquérant ici, après Le ventre de l’Atlantique, une densité qui va au-delà du romanesque. De son côté, la narratrice, combattant « l’impitoyable Rôdeuse des ombres » en éclaircissant la nuit à travers l’écriture, retient ses larmes pour ne pas affliger davantage ceux qui s’inquiètent de son chagrin à la mort de l’aïeul. Et puis, « en pays sérère, le deuil n’efface pas longtemps notre sourire. Mais n’y voyez pas un manque d’amour, c’est plutôt l’inverse. Sérères, nous considérons que les Pangols/esprits de Mamayin/les ancêtres veillent sur nous depuis Sangomar. Ils sont partout avec nous et nous commandent de vivre, en honorant leur mémoire jusqu’à nos retrouvailles ».

Fatou Diome, Aucune nuit ne sera noire
Fatou Diome (2019) © Patrice Normand/Leextra/Éditions Albin Michel

Le livre pourrait surtout être qualifié de « chant-roman » – pour reprendre la formule de Werewere Liking –, de son titre en octosyllabe bien balancé (Ta-ta-ta-tam / Ta-ta-ta-tam) à ses quatorze chapitres encadrés d’un prologue et d’un épilogue où s’imprègne une « signature vocale ! […] mélodie qui flotte sur les jours ». Avec l’admiration, « l’un des sentiments les plus vivifiants », l’éloge vibrant soulève la langue, dédié à celui qui est appelé tantôt « Mâma Kôrmâma », tantôt « Mâma Saliou », ou encore « mon Gabriel », « mon Capitaine », « mon ami, mon confident, mon meilleur conseiller », « mon dictionnaire, mon encyclopédie, ma pharmacopée », « mon Nianthio, mon guerrier, mon ange Gabriel », « mon héros du Saloum », « vaillant, toujours debout », « gardien de mes jours » qui « m’a donné le courage de vivre ». Également « gardien de ses frères », marin-pêcheur « risquant sa vie pour sauver l’enfant d’autrui » dont la geste est suggérée par éclats, le grand-père, de son nom Saliou Ndoukou Sarr, a aussi été lutteur et chanteur émérite, et encore voyageur, agriculteur, défricheur de forêt, fondateur de quartiers. Tuteur légal de l’enfant, il s’est avéré, de la naissance à l’âge adulte, le ferme garant de son existence et de sa liberté.

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La composante autobiographique de l’écriture dévoile des coulisses de la création. L’année 2001 coïncide avec le début de la carrière littéraire de l’écrivaine, qui a publié en 1999 un premier recueil de nouvelles (La préférence nationale, Présence africaine) et se fera connaître en 2003 d’un large public avec Le ventre de l’Atlantique (Anne Carrière). Les coulisses, ce sont aussi les petits boulots qui, dès l’âge du collège au Sénégal jusqu’aux premières années à Strasbourg, lui ont fait manier balai-brosse et serpillères tout en conservant le fier port de tête prescrit par le grand-père. C’est encore l’exil à Toubaboudou/en Europe, « pélican du Saloum parmi les cigognes » : « Étrangère, je le suis encore plus devenue pour certains des miens, à mesure que ma sphère d’existence s’élargissait, à mesure que d’autres peuples me devenaient aussi familiers qu’eux, devenant donc, eux aussi, des miens. » Une telle dualité est certes complexe mais elle se révèle propice aux recompositions, terreau fertile pour la remémoration : « Angle de vue ? Césaire, révérence ! Serait-ce irrévérencieux de t’avouer qu’à force d’aller et revenir, je commence à penser que l’on ne retourne pas au pays natal, qu’en réalité, c’est lui qui retourne en nous et se redéploie en nous ? »

L’écriture dilate le temps, tout fait d’emblée signe et figure dans le monde amphibie de l’île. Les heures du jour enflent paisiblement, comme un voile de coton au souffle marin : « Parfois, la magie d’un instant vous dure toute une vie en mémoire. » Aïeul et petite-fille partagent une plaisanterie sérieuse sur l’arbre fruitier nourri du placenta enterré de l’enfant, désormais « sœur du corossolier ». « Mâma, la nature est circulaire ! » Les habitants de Niodior n’ont rien à apprendre, voire tout à enseigner en matière d’écologie. Et Fatou Diome le rappelait déjà dans son essai Marianne porte plainte ! (Flammarion, 2017) : « Roog Sène, que nul n’assigne à demeure, puisqu’Il est présent partout et nulle part », est « à la fois mâle et femelle, ses filles valant ses fils » dans la société sérère matrilinéaire. Aussi la métaphysique sérère subsume-t-elle les monothéismes importés.

La méditation sereine fait parfois place à la prose-combat, dénonçant ceux qui profitent de l’éloignement des exilés pour les gruger, tenant désormais tête à un « Tonton Tyran » aussi violent qu’intolérant. Ce dernier ne représente finalement qu’un sinistre parangon des « Métamorphosés », ces gens qui invoquent à tort tradition et religion pour vouer les enfants de l’amour et leurs parents à l’ostracisme ou pire encore. À cet aveuglement obtus, le grand-père opposait la connaissance authentique recommandée à sa petite-fille. Celle-ci, à son tour, s’attache à transmettre une part de cette sagesse : « Alors, si sa force fait la mienne, puisse-t-elle ajouter à la vôtre aussi. »