La maison vide est un livre puissant, presque prométhéen. Avec une immense lucidité et une sûreté esthétique fascinante, Laurent Mauvignier signe un texte majeur sur les origines, l’histoire, la famille, les figures féminines, la sexualité, la solitude… Il offre surtout un texte qui fait penser le pouvoir même de la littérature, le travail de ses formes, l’épreuve de sa réalité.
Quelle touffeur ! Oui, c’est ça qui vient à l’esprit, quelle densité, quelle profondeur, quelle audace, et combien d’obstacles, et quel rythme, quelle énergie, quelle avancée de la prose pour dire quelque chose qui échappe… Il faut dire ça, immédiatement. Car on l’éprouve. Non pas simplement dans la lecture même – sa progression –, mais dans tout ce que le texte, oui le texte, charrie d’émotions et d’idées, de prouesses formelles et de réflexions sur l’objet même qui s’offre à lire. Il faut exprimer franchement l’émoi très profond qui saisit la sensibilité du lecteur, qui le pousse dans des retranchements, qui l’emporte dans une forme qui le dépasse, le submerge, puis le libère du poids d’une vie, d’un passé toujours mystérieusement présent. Une émotion – assez rare, avouons-le, pour la souligner – qui permet de penser, d’interroger les formes de ce que l’on raconte, de réfléchir la puissance de la littérature dans l’existence.
Il faut fabriquer quelque chose du récit que nous impose La maison vide – un titre magistralement choisi ! –, se l’incorporer, y trouver un logement. Car le lecteur doit, il est vrai, apprivoiser le roman, y tracer un chemin, y percevoir une voie. Car tout s’y ajoute et s’y surajoute, y sinue jusqu’à un aboutissement étonnamment logique mais qui ne cessera pas de nous désarçonner. On le lit comme un crescendo, acceptant une mise en place progressive et lente, mystérieusement dilatée. On découvre ainsi un ample récit généalogique qui puise ses sources dans le roman familial et social du XIXe siècle dont on se demande un peu, il faut le dire, pourquoi on le lit. C’est que la saga des Proust – les relations entre le patriarche Firmin, son épouse et leur fille Marie-Ernestine, si douée pour la musique et qui n’en fera finalement rien – semble presque anachronique, étrange enquête sociale sur une famille dont il ne reste qu’une maison abandonnée, un vieux piano et une édition complète des Rougon-Macquart. Et puis il y a la guerre, la grande, la der des der, le départ et le retour des hommes, les solitudes des femmes, les trahisons et les rumeurs, les trous dans l’existence et les enfants qui viennent, les vies qui continuent…
On pourrait croire à un récit historique, à une enquête généalogique, à un roman qui nous raconte, pour la millième fois, les mêmes traumatismes de l’histoire qui emportent les familles et les individus, jouant les proportions du roman historique… Il n’en est évidemment rien, et le lecteur découvre au bout de deux cents pages un peu éprouvantes – comme tous les récits familiaux qui fourmillent de noms de personnages et de recoins obscurs – que cette « préhistoire de l’histoire » dont l’écrivain confie, dans des entretiens passionnants, avoir besoin pour « préparer la venue […] d’un roman qui ouvre sur le roman » est profondément nécessaire et ouvre à un texte d’une richesse qui prolifère dans l’esprit, fait se retourner sans cesse le lecteur sur ce qu’il lit, sur ce qui s’y dit, sur ce qui y prend forme.

Ainsi s’ouvre un livre puissant sur l’absence, le vide dans l’histoire personnelle et familiale des êtres, sur les silences, les écrans qui s’interposent pour masquer un réel insaisissable, sur la nécessité impérieuse de s’en ressaisir, d’en faire quelque chose pour la littérature, pour la langue. Et lorsque le narrateur plonge dans cette histoire pour nous amener à celle de sa grand-mère Marguerite, personnage effacé de l’histoire – jusque sur les photos sur lesquelles son visage est découpé – et qui lance cet énorme livre qui déborde de tous les côtés, il nous parle de nous, profondément, de la mémoire que l’on se constitue et qu’on s’invente, des vides qui nous hantent sans que nous le sachions vraiment, des manques qui empêchent la vie et la rendent vivable. Il ordonne des paradoxes et pense le pouvoir et le rôle même de la littérature, des voix qu’elle fait émerger de la ténèbre de la vie et du passé.
Laurent Mauvignier, il faut le dire, a écrit un grand livre. Mais pas, comme on le penserait tout d’abord, parce qu’il est virtuose et que sa langue fait tant penser à Proust (quel hasard !), qu’il aurait atteint une sorte d’acmé du récit familial et historique, qu’il aurait trouvé des angles pour parler de ce que l’on croit connaître ou qu’on a lu et relu sans cesse, ou simplement de la mécanique fascinante de la mémoire. Mais parce qu’il fait penser dans et en dehors de lui-même, qu’il dépasse sa trame, son enjeu évident pour travailler les profondeurs de la littérature et en figurer les possibles. Et Dieu sait que La maison vide fait travailler l’esprit du lecteur. On y entend mille relations, mille rapports, sur qui nous sommes, comment nous nous racontons notre histoire, comment elle passe d’individu en individu, comment elle les traverse et les change imperceptiblement.
C’est un texte qui interroge la manière dont nous nous situons dans le monde, dont se configure, changeante et paradoxale, notre provenance. Nous y entendons une réflexion sur la filiation, les archives, les documents qui nous justifient ou nous contestent, sur le comment et le pourquoi on s’emploie à en combler le vide. Mais il porte également une pensée sociale, structurelle, sur les injustices qui hantent nos sociétés, qui président à une force politique des livres. C’est aussi un livre sur la musique, le geste de faire de la musique, l’absence qu’elle fait se jouer. Sur les lieux aussi, la configuration existentielle qu’ils incarnent, le poids du passé inconnu, insaisissable qu’ils portent. Le vide que raconte le livre est celui d’une mémoire qui se reconstitue, la manière dont des individus peuvent y émerger et rompre une continuité évidente. Mais aussi, un texte d’une originalité et d’une force très grandes sur la sexualité, sur ce qu’elle infère de rupture dans le cours de l’existence et du récit, sur ce qu’elle signifie pour l’autonomie et la liberté des sujets. Mauvignier raconte la puissance, la résistance, de figures féminines – c’est osé et réussi – pour qui la sexualité se loge au centre, qui la subissent ou s’en servent. Il y figure une différence possible, une alternative au réel, au poids de l’existence, une libération aussi.
En racontant l’histoire du vide que figure sa grand-mère, cette « forteresse de silences », Laurent Mauvignier explique : « cette histoire-là, c’est l’ombre pâle de l’atavisme qu’on m’a dressé comme portrait de famille depuis l’enfance, et surtout depuis le suicide de mon père. Ce qui m’occupe l’esprit, ici, c’est comment ces histoires qui ont été obstinément tues ont pu traverser l’opacité du silence qu’on a voulu dresser entre elles et moi, pour arriver à se déposer dans ces lignes qui me donnent l’impression de les avoir menées à bon port et de pouvoir m’en libérer ». Et pour ce faire, il ne s’abîme pas de la facilité du thématisme historique ou culturel, ni dans la mise en scène d’une enquête existentielle, il ne règle aucun compte, ni ne fait pleurer dans les chaumières… Non pas ! Il fait son travail d’écrivain. Il invente, il imagine, il remplit les vides. Il assume la fiction. Il en entend le rôle et la puissance. Affirmant, presque comme en répons : « C’est parce que je ne sais rien ou presque rien de mon histoire familiale que j’ai besoin d’en écrire une sur mesure, à partir de faits vérifiés, de gens ayant existé, mais dont les histoires sont tellement lacunaires et impossibles à reconstituer qu’il faut créer un monde dans lequel, même fictif, ils auront chacun eu une existence. C’est cette réalité qui se dessine qui deviendra la seule, même si elle est fausse, car la réalité vécue s’est dissoute et n’a aucune raison de nous revenir ; le récit que j’en fais est comme une ombre déformée trahissant la présence d’une histoire dont je capte seulement l’écho, la vibration dans l’image tremblante d’une fiction ou d’un roman possible. »
Il faut lire ce texte la fois comme une microstructure et comme une superstructure. Car il apparaît comme un modèle de potentialité romanesque et comme une mise en abîme de l’œuvre de l’écrivain, comme si s’y élaboraient une pensée autonome et une relation avec ce qui la précède. Il faut bien entendre que pour Mauvignier le récit, le possible du récit, constitue une modalité de relation au monde, au passé, au réel, à soi, aux autres, à ce qui est commun et ce qui demeure singulier. Que c’est la possibilité de faire récit qui compte. Il s’y entend une pensée du faux et du vrai, de la relation complexe que nous entretenons avec la représentation, ses strates, le jeu de la langue, une conception de la narrativité. La maison vide existe dans l’épaisseur d’une œuvre. L’écrivain y déploie, en affirmant un « je », une réflexion sur son travail propre, sur la densité de l’expérience d’écrire, sur la composition d’une écriture, ses héritages, ses inventions propres. Il y faut de la lucidité. Rares sont aujourd’hui les textes qui parviennent à un équilibre entre pensée et plaisir esthétique, imaginant une relation effective entre les deux. Le travail de l’écrivain, la forme même du récit, obéit à une médiatisation permanente, à une sorte de relais – sans doute a-t-il à voir avec le rythme de sa phrase si singulier –, qui ne s’achève jamais.
Il faudra probablement entendre ainsi le titre du roman, comme une variation de possibles, comme la possibilité d’un accueil, comme une réalité et une métaphore. Laurent Mauvignier, en accroissant à chaque livre l’ambition intérieure de son écriture, en admettant l’épreuve du récit, parvient à une maestria discrète, à une sorte de majesté légère. C’est virtuose et modeste, comme si, toujours, il écrivait dans l’épaisseur de la vie et des voix qui l’habitent. Son livre ressemble à une goutte qui tomberait sur une surface liquide mais produirait des cercles concentriques qui reviendraient vers le point d’impact. Il y revendique le pouvoir créateur de l’auteur, le déploiement de la réalité parallèle à laquelle il préside, l’invention d’un possible qui résiste au fait, l’imagination au passé, le retrouvé au perdu. Et n’est-ce pas ainsi qu’il faut entendre l’extraordinaire geste d’imagination qui clôt un livre d’une densité rare, courageux, ample, si loin d’une littérature conceptuelle mais qui en entend tous les rouages, qui remet l’expérience au cœur du récit, fait se rejouer magistralement l’acte d’écrire ? Comme il le confie dans Quelque chose d’absent qui me tourmente : « Le livre doit écrire le livre et le sortir de son néant, comme une apparition. » Et c’est exactement ce qui se produit, cette ouverture absolue, bouleversante. Et à la fin, presque malgré nous, on pleure.