Des lignages en Kanaky

Dans Sortir de terre, une philosophie du végétal, Seloua Boulbina explicite le lien entre l’homme et la terre dans la culture mélanésienne, à partir de la culture rhizomique de l’igname. Hamid Mokaddem, lui, retrace un pan de la généalogie kanak à partir de Jubelly Wéa, ancien pasteur et militant indépendantiste : en 1989, son nom traverse l’espace médiatique lorsqu’il assassine Yeiwene Yeiwene et Jean-Marie Tjibaou à Ouvéa, clôturant la période dite des « Événements » de Nouvelle-Calédonie. Si les écrits sur Tjibaou occupent une large place dans la littérature, Mokaddem est le premier auteur à examiner le sujet sous cet angle.

Seloua Luste Boulbina | Sortir de terre. Une philosophie du végétal. Zulma, 192 p., 17,50 €
Hamid Mokaddem | L’Histoire dira si le sang des morts demeure vivant. Jubelly Wea (1945-1989). Au vent des îles, 280 p., 16 €

Boulbina et Mokaddem défont les complexes enchevêtrements des lignages familiaux mélanésiens qui, comme des labyrinthes botaniques, se déroulent en filiations et en réseaux de racines. Ces deux essais permettent de mieux comprendre la Nouvelle-Calédonie en revenant sur une figure politique absente des travaux historiques et en s’inspirant du potentiel philosophique et dissident de l’igname, considéré comme sacré dans la culture kanak. Le lien familial kanak, comme les racines de l’igname, se renouvelle à partir d’une cellule souche qui se clone à l’infini.

Le sang des morts demeure-t-il vivant ? se demande le philosophe Hamid Mokaddem. En 1987, Léopold Dawano, dix-sept ans, est abattu par la police à la tribu de Saint-Louis. L’année dernière, les corps de Johan Kaidine et de Samuel Moekia, tués par le GIGN, sont retrouvés au même endroit. Il y a certains espaces que le temps ne semble pas refermer : moins de trente ans après la signature des accords de Nouméa, en mai 2024, le territoire sombrait de nouveau dans la violence. En se penchant dans son essai sur la trajectoire politique empruntée par Jubelly Wéa, Mokaddem exhume méticuleusement la généalogie de la chefferie Iwene dont il est issu, faisant ressortir le rôle crucial que joue la tribu de Gossanah dans l’histoire de la Nouvelle-Calédonie. Pour reprendre les termes de l’auteur, sans absoudre un instant le geste criminel, il faut pourtant pouvoir se plonger dans ces histoires et ces vécus qui permettent de comprendre comment le drame et la violence se matérialisent dans des contextes coloniaux.

Seloua L. Boulbina, Sortir de terre, une philosophie du végétal, Zulma, 192 p., 17,50€ Hamid Mokaddem, L’Histoire dira si le sang des morts demeure vivant, Au vent des îles, 280 p., 16€
Ouvéa (1994) © D.R.

Ces récits nous poussent à sortir des registres fatalistes quant à la répétition de l’Histoire. Seloua Boulbina façonne une philosophie à la temporalité cyclique, calquée sur le rythme de pousse de l’igname, tubercule sacré en Kanaky. Son culte constitue pour elle une métaphore agricole des stratifications qui régissent les sociétés mélanésiennes, et l’aspect holistique et communautaire du monde kanak. Ce choix permet de rompre avec les conceptions traditionnelles de l’Histoire, du monde mélanésien et du rapport à la terre, en défaisant le trope occidental d’un rapport linéaire au temps. En s’appuyant sur les liens que le monde kanak entretient entre les morts et les vivants, les sphères du visible et de l’invisible superposées, le corps humain et le végétal qui se confondent, elle retrace une culture qui se construit en dehors de tout tracé dichotomique. L’igname, comme outil philosophique, échappe aux paradigmes de l’éthos occidental, et se décharge ainsi de la mort telle qu’il la conçoit. Boulbina redéploie la cosmogonie kanak comme un cercle dont on ne saurait définir le sens de rotation.

En retraçant la vie de Jubelly Wéa, Hamid Mokkadem cherche à réinvestir un morceau des Événements que l’historiographie a délaissé. En recontextualisant sa vie et sa trajectoire politique, il évite soigneusement de tomber dans la mythologie essentialisante qui ferait de la violence une composante inhérente de l’identité kanak. Il met en lumière la marginalisation progressive de Jubelly Wéa au sein des institutions indépendantistes, le poids générationnel des querelles entre les chefferies, son rapport à la religion et la radicalité de sa pensée, au sens premier du terme, du latin radicalis, qui signifie « racine ». Il montre ainsi que, tout en condamnant l’acte meurtrier, il est nécessaire de comprendre comment les désaccords au sein du FLNKS ont contribué à une partie des Événements.  La trajectoire de Jubelly Wéa ne semble pas suggérer de scission binaire qui se serait nettement opérée parmi les indépendantistes, mais atteste d’une stratégie dominante, incorporée par les militants et les acteurs politiques. Elle témoigne aussi de conceptions différentes de l’indépendantisme.

Le lignage est aussi exploré par Seloua Boulbina, il donne à l’igname son pouvoir philosophique : elle matérialise l’immanence. Elle sort du champ à l’intérieur duquel elle a poussé, comme l’enfant grandit dans un ventre avant d’en sortir, ou bien, comme l’homme-kanak, a écrit Alphonse Dianou, qui « sort de la terre mère Kanaky ». L’homme et l’igname poussent à partir d’un morceau de tubercule, ou à partir d’une dent tombée de la lune, un gamète souche, et chaque génération ou chaque récolte se régénère à l’infini en portant à l’intérieur de soi les fruits de la culture précédente. Comme l’écrit Hamid Mokaddem, « dans le cercle cosmosociologique, la mort est un passage entre monde visible et invisible ».

Seloua L. Boulbina, Sortir de terre, une philosophie du végétal, Zulma, 192 p., 17,50€ Hamid Mokaddem, L’Histoire dira si le sang des morts demeure vivant, Au vent des îles, 280 p., 16€
Préparation du bougna, un plat traditionnel mélanésien de Nouvelle-Calédonie © D.R.

« Les ancêtres regardent les vivants à travers le miroir conférant à l’univers une face concave et convexe ». Autrement dit, la vie est un cercle qui ne cesse jamais de tourner. Et pour Seloua Boulbina, « la destruction généalogique est toujours l’opération coloniale par excellence ». C’est l’élément disruptif qui casse le cercle et stoppe sa rotation. C’est la mort, physique et métaphysique.

Mais l’igname est aussi un indicateur des transformations de la société : les querelles générées par le festival Mélanésia 2000 montraient, dès 1975, que la culture kanak devait perdre quelque chose de sa dissidence pour survivre à l’intérieur de l’État colonial. Sa mise en scène et son rayonnement sur le territoire calédonien l’ont démocratisée, mais en y sacrifiant un peu de sa substance. Aujourd’hui, la coutume kanak a, par exemple, largement ingéré le capitalisme dans son mode de fonctionnement.

Ces deux essais dénoncent le regard exotisant qui caractérise les recherches sur les phénomènes socio-historiques autochtones. Les épistémologies occidentales se construisent souvent dans des logiques d’équivalence ou de traduction par rapport à la norme blanche, dérobant aux sujets étudiés la capacité de pouvoir se narrer eux-mêmes. Pour Seloua Boulbina, le processus scientifique « tue le vivant et fait de la nature un cimetière urbain ». Elle décortique le rapport entre le kanak et sa terre, les allers-retours entre la spiritualité chrétienne et l’animisme. La métaphore du champ d’ignames permet d’exprimer la culture kanak à l’ère coloniale moderne, incorporant et digérant les influences occidentales en même temps qu’elle se dissout à l’intérieur de la France. La société kanak ne se construit pas verticalement mais latéralement, par l’intermédiaire de complexes imbrications entre les racines, à l’image de la circulation des corps, des animaux et du botanique, dans un territoire hybride, mutant, moderne et traditionnel.

L’anthropologue peut-il réellement saisir le regard indigène à l’intérieur de lui-même? Ou son esprit est-il pour toujours condamné à un entre-deux partial ou partiel, une étape transitoire dans la fabrique du savoir et dont il est l’étape traductrice du processus ? Hamid Mokkadem tente de réinvestir la pensée de Jubelly Wéa à partir de ses propres écrits sur l’indépendance : dans un mémoire de théologie présenté au Pacific Theological College de Suva, analysé dans le livre, Jubelly Wéa expliquait que « c’est dans l’hofuc que l’on peut découvrir le secret de notre peuple. Cela, aucun chercheur ne pourrait le découvrir car il n’est pas l’un d’eux, et ne pourrait tout simplement pas accepter ce qu’ils disent et ce que relate leur hofuc ».

Hamid Mokkadem élargit ainsi notre champ de vision en revenant sur des vécus marginalisés, et en mettant en lumière les mécanismes qui ont conduit à l’acte criminel et au drame de la mort de Tjibaou et de Yeiwene. Il explicite le poids des frustrations coloniales, la dissolution progressive de toute possibilité d’indépendance radicale ou de rejet du modèle français, mais aussi la survie de la philosophie ancienne, et les efforts produits pour réindigéner le monde kanak.


Thelma De Saint Albin est étudiante en master Médias, Culture et Société à Paris 8.