Il était une fois à l’Ouest de Cinecittà

Entre 1962 et 1980, furent tournés des centaines de films italiens dans le désert espagnol de Tabernas : retour à l’Ouest radical des pistoleros hirsutes que parfois happe la révolution mexicaine des westerns zapata. La lutte des classes, le tiers-mondisme et l’anti-impérialisme en animent l’imaginaire explosif.


Huitième film de Quentin Tarantino, Django Unchained (2012) héroïse la vengeance, deux ans avant la guerre de Sécession, de l’ex-esclave Django Freeman (Jamie Foxx) contre le négrier sudiste Calvin J. Candie (Leonardo DiCaprio). Musique, « mystique du colt », gun fight : ce film hollywoodien est un « western à l’italienne ». En 2015, suit The Hateful Eight, tribut du cinéaste au nihilisme d’Il grande silenzio (1968) de Sergio Corbucci [1]. Meurtri dès l’enfance, le pistolero muet « Silence » (Jean-Louis Trintignant) défie Tigrero, chasseur de primes fou (Klaus Kinski).

Django de Tarantino est antiraciste comme Django (1966) de Corbucci : visage triste et impénétrable, tirant un cercueil, défenseur de Maria la putain, le vétéran nordiste Django (Franco Nero) extermine les cagoulards rouges du major fasciste Jackson (Eduardo Fajardo) qui tue les péons par jeu. Au cimetière de Tombstone, le gun fight final ensanglante la croix rédemptrice. Le caméo de Franco Nero dans Django Unchained élucide le radicalisme corbuccien, typique du western italien.

Western politique

Premier western en Italie, La vampira indiana est tourné en 1913 par Vincenzo Leone, alias Roberto Roberti, avec sa femme, Bice Waleran, dans le rôle-titre. Scénariste, assistant-opérateur puis réalisateur du péplum Il Colosso di Rodi (1961), leur fils Sergio Leone sort en 1964 Per un pugno di dollari sous le surnom de « Bob Robertson », hommage filial au père antifasciste. Le film concurrence The Magnificent Seven (1960) de John Sturgess, remake de l’acéré Les sept samouraïs (1954) ou Akira Kurosawa filme les guerriers d’honneur vendus aux paysans pour un bol de riz.

La fin du péplum italien (1946-1966, 180 films) troque l’imaginaire de l’Antiquité contre celui de l’Ouest. Le mythe du pistolero gomme l’épopée homérique du surhomme gréco-romain. Mémoire de la guerre civile entre fascistes et antifascistes (1943-1945), actualité du Vietnam et des « années de plomb », le western italien est politique. De 1962 à 1980, près de 500 films d’auteurs ou d’exploitation sortent des studios italiens, contre 95 aux États-Unis. en raison des séries TV comme Bonanza, The Lone Ranger ou Rawhide.

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Loin du classicisme de John Ford, le western à l’italienne est un « faux western » pour le critique Charles Ford. Or, le canon y est refondé en un esthétisme violent, lyrique, baroque, mélancolique. S’y répètent plan large et cadrage serré, plongée et contre-plongée, géométrisation spatiale, ralenti, flash-back, musique lancinante et cuivrée et contrepoint factuel (Ennio Morricone). L’Ouest italien va de Cinecittà au désert de Tabernas près d’Almeria avec le canyon de Rioja. Les Gitans du coin figurent péons et soldats mexicains. Les Dolomites, le bourg hispano-sarde San Salvatore di Sinis ou la cité de Settecamini complètent la géographie de l’Ouest.

Vers 1963, des films émergent, dont Il segno del coyote (néo-Zorro) de Mario Caiano, et surtout Minnesota Clay (Corbucci) avec le gun fight final vainqueur du héros aveugle. La « Trilogie du dollar (1964-1966) » – Per un pugno di dollari ; Per qualche dollaro in più ; Il buono, il brutto, il cattivo –, de Sergio Leone, formate le genre. En émanent deux équipées picaresques : C’era une volta il West (1968), synthèse du western ; Giù la testa (1971), saga révolutionnaire au Mexique (1910-1920). À l’utopisme de 1968, Leone oppose la vraie Histoire selon Mao Tsé-toung cité au générique initial : « La révolution n’est ni un dîner de gala, ni une œuvre littéraire, ni un dessin, ni une broderie. On ne la fait pas avec élégance et civilité. La révolution est un acte de violence. » Celle fondatrice du western italien brosse un « Ouest radical ».

Décors de film (Tabernas, Espagne, 1991) © CC-BY-SA-4.0/Superbass/WikiCommons

Ouest radical

La postmodernité du canon hollywoodien ressort de l’Ouest boueux et sanglant d’élites putrides (Tonino Valerii, Il giorno del’ira, 1968). La frontière vers le Mexique révolutionnaire supplée celle de l’Ouest vers la Californie édénique. Lutte des classes, racisme, individualisme et vénalité inversent le puritanisme originel, pionnier et communautaire de l’Amérique blanche (Giorgio Capitani, Ognuno per sé, 1968). Rongé par l’ubiquité du mal, socialement explosif, non patriotique, l’Ouest radical est pluriethnique – Métis, Mexicains, Noirs, Indiens. Les anti-héros Django, Keoma, Navajo Joe et Ringo liquident les salopards pour sauver leur peau. As de la gâchette, ils tirent avant de causer (Gianfranco Parolini, Ehi amico…c’è Sabata. Hai chiuso !, 1969 ; Mario Caiano, Le pistole non discutano, 1964). Acculé, Django mitraille les « fanatiques ». (Corbucci, Django). Le duel ritualise la minute de vérité, car le western à l’italienne ne cesse de dire que les hommes naissent pour mourir. Parfois au timbre déchirant d’une montre à gousset qui égrène les secondes finales, Leone dénoue la mystique duelliste sur un espace circulaire. Entre cieux et tombes, s’y géométrise le seuil entre vie et mort (Il buono, il brutto, il cattivo).

Les individus patibulaires, ivrognes, machistes, hirsutes et scatologiques écument l’Ouest radical. Déserteurs, braqueurs de banques et de mines d’or, meurtriers d’outlaws pour la prime, trafiquants de Winchesters vers le Rio Grande, il scalpent aussi les indienne-e-s pour quelques dollars de plus. Coyotes et shérifs violeurs (Testa o croce, Piero Pierotti, 1969) croisent les tueurs de famille (Lucio Fulci, Sella d’argento, 1978). Des félons sudistes abattent parfois un gouverneur démocrate en accusant un Afro-Américain (Tonino Valerii, Il prezzo del potere, 1969, parabole du meurtre de J. F. Kennedy). Les prédateurs sexistes blessent des femmes héroïques. À côté du bordel, sanctuaire de dignes putes qui rêvent à la côte Est en fumant le cigare, s’élève le saloon des soûleries, du poker truqué, des rixes et des gun fights circassiens, comble jubilatoire du western anti-puritain.

Si l’Ouest radical transcende le canon hollywoodien, le motif fondateur de la vindicte en sature l’imaginaire. Source de Kill Bill 1 (Tarantino, 2003), I lunghi giorni della vendetta (Florestano Vancini, 1967) suit la revanche du forçat évadé Ted Barnett (Giuliano Gemma), incarcéré à tort. Encore en 1967, Da uomo a uomo (Giulio Petroni) prône la juste vendetta de Bill Meceita. Enfant, il a vu l’atroce meurtre de ses parents, comme tant d’anti-héros qu’éreinte le destin. Quant à lui, le marmoréen Harmonica (Charles Bronson) abat en duel l’éhonté Frank (Henry Fonda) pour enfin venger la pendaison de son frère sur ses épaules d’adolescent (C’era una volta il West). La vendetta est un plat qui se mange froid dans le western italien, à l’inverse des platées de haricots et de ragoûts que bâfrent les pistoleros, le colt posé sur la table.

Western zapata

Dans le fracas des munitions, l’apothéose du western italien embrase la rive sud du Rio Grande, où l’Histoire happe le pistolero égotiste et le paysan-guérillero. Le « western zapata » déploie un imaginaire révolutionnaire anti-impérialiste : lutte des classes, tiers-mondisme, hostilité à l’ingérence de Washington en Amérique latine, fractures nord-sud et hydre maffieuse en Italie (Damiano Damiani, El Chuncho, 1966 ; Sergio Corbucci, El Mercenario, 1968 ; Giulio Petroni, Tepepa, 1969 ; Sergio Leone, Giù la testa, 1971). Gros plan et ralenti cadrent les civils que déciment les militaires affidés aux capitalistes yankees ou prussiens. Prolétaires spoliés par les hacendados, Indiens et péons sont fusillés en masse, comme les partisans italiens qu’ont liquidés les nazis (Leopoldo Savona, Killer Kid, 1967). Après La resa dei conti (1966) et Faccia a faccia (1967), Sergio Sollima réalise Corri uomo corri (1969) au prisme du marxisme révolutionnaire. Film-culte pour Lotta continua et la « gauche prolétarienne », car le bandit social Toma Chuchillo (Tomas Milian) redistribue à la guérilla l’or volé aux propriétaires.

À la fin de maints westerns, le soleil couchant guide le cow-boy solitaire vers l’horizon de l’Ouest. Or, le crépuscule du western italien (1975-1980) est le temps de la relation parodique qui démet le pistolero (Tonino Valerii, Il mio nome é nessuno,1974). Le gothique Keoma (1976) d’Enzo Castellari achève le cycle réaliste du genre qui irrigue toutefois le néo-western américain. Le souffle épique de l’Ouest radical anime notamment le déchainé The Wild Bunch (1969) de Sam Peckinpah, qui dit autant sur la « sale guerre » du Vietnam que le western zapata.


[1] En 2021, Luca Réa dédie un film saisissant à Sergio Corbucci : Django & Django. Tarantino y redit sa dévotion pour le western italien.

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