Go West !

De l’Ouest comme figure des grands espaces, du monde libre ou encore de l’invasion du monde mercantile au détriment de la culture chinoise, le cinéma de Jia Zhangke sait, avec finesse et précision, capter les dynamiques qui traversent la Chine contemporaine, c’est-à-dire depuis le fin de la Révolution culturelle et la phase de libéralisation à partir de la fin des années 1970.


Il serait possible d’établir plusieurs parallèles entre les États-Unis et la Chine, dont l’un, géographique, superposerait deux territoires aménagés d’abord sur la côte est et dont l’expansion historique se fit vers l’Ouest. Voilà le papier introduit et son lien avec la thématique du dossier assuré. Mais ce serait occulter l’étonnante complexité des dynamiques culturelles et territoriales de l’empire du Milieu, figure cardinale de l’Orient et de l’extrémité du monde vu depuis l’Occident tout autant que reflet des contradictions de la modernité impulsée depuis ce même Occident. La Chine incarne ainsi dans les médias occidentaux, parmi d’autres pays et lieux, l’Autre dans toute sa dimension repoussante, face à la démocratie libérale, le monde à la fois du communisme le plus totalitaire et du capitalisme le plus débridé. Contradiction, disions-nous…

Le cinéma chinois incarne et sait capter ces contradictions, tant dans ses thématiques que dans son existence même. Le film Vivre ! de Zhang Yimou, par exemple, adapté du roman du même titre de Yu Hua, retrace la vie d’une famille de la période de la guerre civile jusqu’à la Révolution culturelle. Cette famille, dont le père est un ancien propriétaire terrien ruiné par le jeu et qui, de ce fait, n’est pas inquiété lors de l’arrivée au pouvoir du Parti communiste chinois, connaît une alternance de joies et de malheurs, soutenus par le ton même du film, qui sait se faire tragique tout autant que burlesque, au gré des évolutions de la Chine dans la deuxième moitié du XXe siècle. On pourrait aussi citer le film de Wang Bing, Argent amer, en 2016, qui suit le déplacement d’une famille dans la ville de Huzhou pour trouver du travail. La famille se retrouve dans l’un des nombreux ateliers textiles de la ville et le rythme et la longueur du film permettent au mieux de rendre la dimension aliénante de ce travail.

Cependant, le grand cinéaste chinois contemporain est sans aucun doute Jia Zhangke. Originaire du Shanxi, il réalise son premier film en 1997, Xiao Wu, artisan pickpocket, mais c’est avec son second film, Platform, sorti en 2000, qu’émergent réellement les thématiques fortes de son œuvre, en tête desquelles l’évolution de la Chine depuis la fin des années 1970, la vie dans le Shanxi et Zhao Tao, son épouse et actrice fétiche.

Le cinéma de Jia Zhangke est un cinéma de grands espaces, non pas sauvages, mais de la Chine, de son immensité territoriale, partagée entre la côte et l’intérieur des terres. C’est aussi un cinéma sur les transformations de la Chine, son rapport à la modernité, depuis l’ère maoïste, et surtout depuis l’ouverture au monde sous Deng Xiaoping. La Chine, ce pays de l’Est, mais pas tout à fait, ce pays de l’Extrême-Orient à l’Ouest du Japon, est ainsi situé dans l’univers du cinéaste selon deux axes : un axe géographique, entre le littoral à l’Est et le continent à l’Est, culturel, entre la société chinoise, l’Est donc, et la modernité occidentale, et principalement américaine, l’Ouest.

Jia Zhangke
Zhao Tao et Liao Fan dans « Les Éternels », de Jia Zhangke © XSTREAM PICTURES/MK PRODS/ARTE FRANCE CINÉMA

Chez Jia Zhang-Ke, point de binarisme et ces axes, qui par ailleurs s’entrecroisent, fonctionnent de manière dynamique. Le personnage de Qiao dans Les Éternels, qui rêve un temps de s’installer à la marge occidentale de l’empire du Milieu, dans le Xinjiang, erre durant tout le film entre le Shangxi et le Hubei (sa province limitrophe à l’Est). Dans Au-delà des montagnes, Shao Tao voit son fils emmené par son ex-mari dans le monde occidental, où cet enfant, appelé Daole (qu’il faut prononcer Dollar), n’aura pour langue maternelle que l’anglais. Ici c’est l’Australie, autre territoire de confins, qui figure l’Occident anglo-américain symbolisé par la monnaie qui donne son nom au fils.

Autre incursion de l’Occident dans les films de Jia Zhangke : la musique, par laquelle le cinéaste tisse la dialectique de ses films. Il s’agit notamment des Village People, avec « Y.M.C.A » sur laquelle dansent les personnages des Éternels, ou encore « Go West », des mêmes Village People mais reprise par les Petshop Boys et citée dans Au-delà des montagnes. Il y a une grande ambiguïté dans ces citations musicales, tant dans leur emploi au sein du film que dans leur potentialité de resignification, y compris après des événements indépendants du cinéaste, comme lorsque les Village People se sont affichés aux côtés de Donald Trump pour fêter sa seconde élection. « Go West » peut ainsi incarner autant l’appel à l’émancipation hors de la tutelle autoritaire du régime chinois que le mouvement réactionnaire d’affirmation du capitalisme : « Go West » au sens d’un there is no alternative à la modernité occidentale. C’est encore dans Au delà des montagnes que la musique de Sally Yeh, figure phare de la Cantopop, musique populaire tout entière irriguée d’influences occidentales, incarne l’envie de Daole, qui n’a appris que l’anglais et vit en Australie avec son père, de retourner sur les traces de sa mère, notamment par l’apprentissage du chinois.

Mais Jia Zhangke sait avec brio jouer sur cette ambiguïté, pour créer des films à la réception complexe, tant en Chine qu’en Occident. C’est que, censure oblige, la critique est rarement frontale dans son cinéma, bien qu’il ne faille pas limiter ce fait, qui est pleinement esthétique, à une stratégie de producteur, tant Jia Zhangke n’est pas un cinéaste « à thèse », qui servirait un propos, engagé dans un sens ou dans l’autre. Ainsi, l’errance de Zhao Tao le long du Yangtsé pendant la construction du barrage des Trois-Gorges, que l’on retrouve dans Still life, Les Éternels et Les Feux sauvages, ne dit rien de ce que le cinéaste pourrait penser de la politique d’aménagement du gouvernement chinois, mais nous montre l’espace, le fleuve, les villages destinés à être inondés, et, en creux, la population déplacée.

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Il y a finalement, au cœur de cette dialectique, le sentiment urgent de liberté, toujours là mais de manière potentielle, au sens où Jacques Rancière l’a étudié dans un récent essai sur Tchekhov : « Un jour, au hasard, n’importe où, l’ordinaire du temps de la servitude a été troué par une apparition : la liberté est là, au loin, qui fait signe et indique qu’une autre vie est possible, où l’on sache pourquoi l’on vit. La plupart pourtant se dérobent à l’appel. Ils préfèrent que rien n’arrive. » C’est précisément de cela qu’il est question chez Jia Zhangke. Dans Les Éternels, Qiao cherche à retrouver son amant pour qui elle a fait cinq ans de prison, elle se déplace vers le Sud, du Shanxi au Hubei, mais cet amant a refait sa vie. Lors de son retour, la rencontre avec un inconnu extravagant qui envisage d’ouvrir un parc sur la thématique des OVNI loin à l’Ouest, dans le Xinjiang, ouvre une possibilité d’évasion aussitôt avortée. C’est une scène onirique et surprenante au sein d’un film très naturaliste, où Zhao Tao contemple ce qui pourrait bien être un OVNI, qui offre la transition avec le retour à la normale et l’ellipse temporelle qui voit les deux amants du début, vieillis, se retrouver à Datong, leur point de départ. Les mêmes héros, joués par les mêmes acteurs, connaissent une trajectoire identique dans Les Feux sauvages.

C’est que l’un des traits formels les plus marquants de Jia Zhangke est sa régulière réutilisation d’images d’un film à l’autre. Les mêmes plans, les mêmes séquences se retrouvent de Still Life aux Feux sauvages en passant par Les Éternels, de même que l’actrice Zhao Tao revient film après film, jusque dans l’hybride 24 City où elle joue le rôle d’une ouvrière au milieu d’une séquence d’interviews de travailleurs réels. C’est aussi le Shanxi, de la ville de Fenyang, où est né Jia Zhangke et où se déroule notamment Platform et Au-delà des montagnes, à Datong où se déroulent entre autres Still Life, Les Éternels et Les Feux sauvages, qui revient sans cesse comme ancrage profond de ce cinéma. Il y a ainsi quelques chose de la ritournelle chère à Deleuze et Guattari dans cette conception à la fois dynamique et statique de l’espace et du temps qu’incarne le cinéma de Jia Zhangke, en même temps qu’un certain pessimisme face à l’inertie profonde du monde social au sein duquel l’Ouest, tant celui des grands espaces que de l’Occident, figure à la fois la promesse d’un ailleurs et sa négation.

C’est encore un retour que figure Au-delà des montagnes. Le film fait une boucle, s’ouvrant sur la chanson « Go West » sur laquelle Zhao Tao danse et se clôturant sur la même Zhao Tao dansant sur la même chanson. Entre les deux, le temps a passé, les espoirs d’épanouissement et de bonheur individuel portés par l’ouverture à l’Occident, incarnés par le fils élevé en Australie, ont été déçus, mais la danse et la musique, ainsi que le suspens sur lequel demeure le film qui ne nous montrera jamais si oui ou non les retrouvailles entre la mère et son fils ont eu lieu, ouvrent vers un ailleurs où la liberté demeure possible.

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