Un homme promène quotidiennement son chien sur une plage du Calvados, banale à première vue. Le chien s’appelle Winston et il est fort désobéissant. À peine arrivé sur la plage, et malgré les rappels à l’ordre de son maître, il s’entête à courir vers l’Ouest, vent de face, à la poursuite des oiseaux. Faisant contre mauvaise fortune bon cœur, l’homme cède au caprice de l’animal. Lui aussi marche vers l’Ouest, ce qui stimule son imagination.
« Winston ! »
On peut s’époumoner, il n’en fait qu’à sa tête ce chien. La laisse à peine ôtée lorsqu’on arrive sur la plage, il file à gauche, face au vent. Face à l’ouest. Je le suis et, invariablement, la promenade se déroule de la même manière : l’aller face au vent puis le retour vers le levant, avec ma capuche qui se plaque désagréablement contre mes oreilles.
L’Ouest, c’est un peu mieux que le Nord, symbole de froid, d’hiver, de mort. Mais c’est nettement moins bien que le Sud, synonyme de chaleur et de fertilité. C’est également moins bien que l’Est. L’Est, c’est le lever du soleil, la première chaleur matinale. C’est la lumière nouvelle qui inonde le monde de biais, le renouveau de l’aube, le printemps, l’espoir – tout le toutim, quoi. L’Ouest, c’est le soleil qui disparaît au couchant (réapparaîtra-t-il demain ?). Puis la nuit, l’angoisse, le froid.
Lorsqu’il s’engage dans l’armée allemande à dix-huit ans en 1915, Erich Maria Remarque ne doit pas être sûr qu’il survivra à cette sale guerre. Et il est à mille lieues d’imaginer qu’il publiera en 1928 À l’Ouest rien de nouveau qui en décrit les horreurs dans un roman en partie autobiographique, au message franchement pacifiste, ce qui lui vaudra d’être inquiété par la police nazie. Lorsqu’il était tassé dans sa tranchée, s’il voulait deviner les mouvements de l’ennemi français, il fallait qu’il ose un œil au dehors, qu’il regarde vers l’ouest. Une fois le soleil couché et l’obscurité venue, s’il n’y avait rien eu de nouveau, la journée était gagnée, ce bout de front serait forcément calme jusqu’au lendemain, jusqu’au lever du soleil. Côté français, c’est vers l’est qu’il fallait regarder pour anticiper les mouvements de l’ennemi. Souvent, le soleil n’était pas encore levé que la préparation d’artillerie commençait. Alors, plus besoin de scruter les lignes allemandes jusqu’à s’éblouir pour comprendre que la journée se transformerait en enfer. Un sentiment rétrospectif que seuls pourront se permettre ceux qui seront encore en vie au coucher du soleil. À l’ouest.
Ici, les plages du Calvados font face au nord. Si on veut regarder la mer, il faut tourner le dos au soleil, ce qui allonge les ombres, surtout en hiver. Ici, pas de coucher de soleil romantique tombant dans l’azur des flots comme sur l’Atlantique. Pas de pelletées de touristes qui viennent s’immerger dans des « événements » artificiellement greffés sur un lieu : Francofolies de la Rochelle, Vendée Globe, etc. Ici, la mer est modeste, verte, presque nue. Les paysages de la côte sont insignifiants, plats, pas très jolis à admirer. Pas de stations de renom, comme Houlgate, Deauville, Trouville ou Cabourg de l’autre côté de l’embouchure de l’Orne, plus à l’est. Pas de port de Honfleur « à deux heures de Paris » pour attirer les motards qui bouffent de l’autoroute sur un weekend. À vrai dire, elle n’a pas grand-chose pour elle cette côte, la côte de Nacre comme on l’appelle, entre l’embouchure de l’Orne et Courseulles.

Winston essaie de jouer au plus malin à marée basse. Il fait la chasse aux oiseaux et semble surpris de les voir décoller sous son nez dès qu’il court vers eux en aboyant. Ses approches restant invariablement inefficaces, il renifle le vent faute de mieux et semble s’étonner que ses oreilles bougent toutes seules. Pourtant, à force, il devrait avoir compris que, face au vent, ses longues oreilles se retourneront dès qu’il accomplira son habituel virage serré pour revenir l’air contrit, comme s’il redoutait que je le réprimande pour ses piètres qualités de chasseur. Au contraire, je m’en félicite. Je ne me vois pas maître et possesseur d’un clébard tueur d’oiseaux. C’est moi qui aurais honte. C’est un chien, pas un humain, et je le crois intelligent. Mais à chaque promenade, il semble surpris par le mouvement automatique de ses oreilles, comme si c’était la première fois. Le vent d’ouest est pourtant fréquent par ici. Un vent soutenu qui s’est chargé d’humidité sur l’Atlantique pour nous immerger dans son air frais et déverser avec générosité ses pluies et ses crachins. Encore au début juin. Comme aujourd’hui. Comme il y a plus de quatre-vingts ans.
Il y a plus de quatre-vingts ans, ceux qui auraient pu être les enfants d’Erich Maria Remarque, soldats allemands tout comme lui mais enrôlés sous un drapeau plus sinistre, scrutaient le lointain avec la même inquiétude. Tassés dans des bunkers côtiers, c’est vers la mer, vers le nord, qu’ils s’efforçaient de regarder pour deviner le sort qui les attendait. Les Français, eux, s’efforçaient à l’imagination. Ils imaginaient les routes empruntées par les Liberty Schips dans l’Atlantique, une ribambelle de cargos fabriqués à la chaîne dans les ports américains, pleins à ras bord de troupes et de matériel en prévision du débarquement. Où allait-il avoir lieu, ce fichu débarquement ? Ceux qui cachaient un poste de radio, bravant l’interdiction des forces d’occupation, gardaient l’oreille collée sur la toile du haut-parleur pour décrypter les messages brouillés de Radio Londres. Depuis quelques jours, les bombardements s’étaient intensifiés sur la côte de Nacre et à l’intérieur des terres. Quelques-uns, qui étaient dans la confidence, savaient que deux vers de Verlaine diffusés dans le bulletin Les Français parlent aux Français annonceraient de grandes choses : « Les sanglots longs des violons de l’automne / Blessent mon cœur d’une langueur monotone ». Ce message codé signifiait qu’un nouveau front s’ouvrirait à l’ouest de l’Europe. À l’ouest, il y aura du nouveau, ce sera en Normandie et ce sera pour le 6 juin. Le 6 juin 1944.
Quoi de plus banal que cette plage ? Quoi de plus banal qu’un bonhomme emmitouflé dans sa doudoune, qui promène son chien Winston sur une étendue de sable plate et sans qualité ? Sur une plage voisine, il y a un peu plus de quatre-vingts ans, un officier excentrique de Sa Très Gracieuse Majesté, appuyé sur une canne en noyer tourné, était aussi accompagné d’un chien. Le commodore Colin Maud portait barbiche et ne se séparait jamais de Winnie, un berger allemand de bonne taille. Les jours qui suivent le 6-Juin, il est Beach Master à Juno Beach, le nom de code désignant le secteur canadien du débarquement, entre Courseulles et Saint-Aubin-sur-Mer. Le Beach Master organise le déchargement des hommes et des formidables quantités de matériel déversées par les navires de transport. Il dessine les pistes qui conduisent vers l’intérieur, prévoit les stationnements pour les troupes, le carburant, les vivres, les munitions. Avec sa verve et ses bons mots, le commodore Colin Maud devient une légende de l’armée britannique. La légende dure jusqu’à aujourd’hui, qui fait parfois passer au second plan ses impressionnants états de service dans la Royal Navy.
Et je cours derrière Winston, qui s’entête à courir vers l’ouest, vers Colleville-Montgomery. Colleville-Montgomery : nom de code Sword Beach, en secteur britannique. Sur le bout de plage baptisé Queen Red, un autre gars a débarqué le 6 juin 1944, vêtu d’une jupette. Une statue à son effigie y a été édifiée en 2013, qui le représente plus grand que sa taille réelle. Montée sur un piédestal, elle balise le parking où stationnent les véhicules des promeneurs et elle est bien visible depuis la plage où Winston continue à chasser les oiseaux, toujours sans succès. Malgré la jupette, on devine à sa stature qu’il s’agit d’un homme, même lorsqu’on l’aperçoit de dos à partir de la plage. Un soldat en jupette, s’agirait-il d’un plaidoyer en faveur de la cause LGBT ? Non : c’est la statue d’un Écossais qui porte le kilt et marche en jouant de la cornemuse.
Il y a plus de quatre-vingts ans, aux petites heures du 6 juin 1944, dans l’air frais et humide, Bill Millin débarque sur cette plage. Malgré sa tenue, il songe certainement à autre chose qu’à l’hybridité de son apparence. Avec son kilt et sa cornemuse, ce 6 juin, il a pour mission de souffler dans son instrument durant les deux petites heures de marche qui séparent Sword Beach du Pegasus Bridge, un pont basculant situé quelques kilomètres à l’intérieur, à Bénouville, sur le canal entre Caen et la mer. Souffler quoi qu’il arrive en tête de la colonne, jouer Highland Lady ou The Road to the Isles pour donner du courage à ceux qui le suivent. Souffler quoi qu’il arrive et jusqu’à s’en faire péter les poumons. Il aurait pu refuser car l’usage d’accompagner à la cornemuse l’assaut des troupes écossaises a été interdit par le commandement britannique après la Première Guerre mondiale. Les pipers étaient ceux qui avaient subi les plus lourdes pertes car ils étaient facilement localisables à l’oreille et, en plus, ils restaient debout sous le feu pour continuer à jouer. Mais Bill Millin aurait préféré se faire hacher par la mitraille plutôt que de décliner la demande de son chef, Lord Lovat, quinzième du nom. Lord Lovat est écossais lui aussi et il a décidé de désobéir à l’ordre du commandement britannique, qui lui paraît absurde. Bill Millin jouera donc tout le long du trajet, quoi qu’il arrive entre Sword Beach et Pegasus Bridge, l’objectif du commando de Lord Lovat chargé de relever les troupes aéroportées qui ont atterri en planeur et ont réussi à prendre le pont par surprise, vers une heure du matin.
Les commémorations annuelles vont débuter vers 10 h. En 2024, pour le quatre-vingtième anniversaire, les caméras du monde entier étaient braquées sur nous : défilé de chefs d’État, balais d’avions, d’hélicoptères, de voitures officielles avec petits drapeaux bariolés sur l’aile avant. Des discours importants prononcés par d’éminents personnages qui mettaient en écho cette guerre du passé avec les guerres actuelles. Volodymyr Zelensky avait été invité, pas Vladimir Poutine, pourtant convié en 2019. Cette année, ce sera entre nous. Discours modestes, dépôts de gerbes des élus locaux et des corps constitués, quelques fonctionnaires expédiés des ministères parisiens pour un week-end, délégués des ambassades britanniques et canadiennes. Officiers d’active représentant les régiments au front ce 6 juin là : N. 4 Commando britannique, North Shore Regiment du Nouveau Brunswick, Queen Own Rifles de Toronto, etc. Marseillaise, God Save The King, Ô Canada ! Our home and native land. Et une poignée d’anciens combattants encore en état de faire ce long déplacement. Ils ont entre 99 et 105 ans. Depuis quelques années, je ne sais pas pourquoi, on les appelle Veterans, à l’américaine. Anciens combattants ou Veterans, ils seront bientôt tous morts. Ils sont déjà remplacés par des plus jeunes, qui se costument plus ou moins fidèlement en militaires de l’époque et bricolent de vieux véhicules, Jeep ou GMC. La mémoire est souvent tragique mais il lui arrive d’être farceuse…
« Winston ! »
Il est vraiment pénible, ce chien. Toujours à courir vers l’ouest. Pourtant, à l’ouest, il n’y a rien de nouveau…