Plus on avance dans la 79e édition du festival d’Avignon, plus on croise des personnages qui ne savent plus où ils sont, avec qui et pourquoi. En groupe, ou isolés dans une foule, ce sont des êtres perdus dans un monde qu’ils ne comprennent pas. Ils échangent entre eux en empruntant un langage rituel ou en construisant une communauté tels les « officiants » de Joris Lacoste qui a créé Nexus de l’adoration, ou bien ils se retrouvent dans un chalet mal identifié inventé par Christoph Marthaler. On ne sait pas si ce Sommet accueille des randonneurs ou une réunion de hauts responsables politiques. Sans oublier dans La Distance cette vaine tentative d’un père inventé par Tiago Rodrigues de comprendre sa fille partie sur la planète Mars. Autant de situations et de personnages qui expriment notre époque et les blessures du monde. Nous nous arrêterons à ces trois créations qui ont marqué les spectateurs pendant la première partie du festival, et qui paraissent révélatrices de cette quête de soi que beaucoup partagent. Elles seront visibles cet automne dans plusieurs autres festivals et théâtres en France.
Connaissez-vous le nexus ? C’est un lieu où les hétérogénéités de nos vies se rencontrent, où nos connaissances et informations quotidiennes déboulent rapidement comme sur le fil d’un réseau social. Le terme est utilisé dans les milieux de la technologie ou dans certains jeux vidéo. Il désigne souvent un portail permettant de passer dans des univers parallèles, explique Joris Lacoste. Metteur en scène, il est l’auteur de plusieurs spectacles où les formes ne cessent de s’interpénétrer, de passer de la poésie à la musique, de la performance à la danse. Il a longtemps travaillé à une « Encyclopédie de la parole » qui collectait des discours très hétérogènes. Entre un discours politique, une déclaration d’amour, un règlement de la Sécurité sociale, une prière, l’image d’un tremblement de terre, une femme qui rit dans la rue, des chevaux morts ou des cours de yoga, il a découvert tant d’expressions qu’il refusait de les hiérarchiser. Avec Nexus, il rassemble ce kaléidoscope, en fait une cérémonie sur la scène théâtrale, un rituel où des officiants disent un texte poétique. « L’idée est de créer cette impression de totalité d’un monde dont rien n’est a priori exclu […] C’est un endroit de performativité plus que de représentations », explique-t-il.

Malgré ces explications abstraites, Lacoste bâtit un spectacle extraordinaire de 2 h 15. Les neuf officiants arborent des costumes tout aussi hétérogènes. Le plus grand a la barbe courte bien taillée, en slip noir il porte des cuissardes également noires, sous une chemise bleue rayée de gros traits et d’une une cravate rose, c’est le trompettiste. La plus petite, c’est la batteuse, tout aussi époustouflante, munie d’une courte jupe plissée rouge, d’un corsage vert et de bas résille avec jarretelles à moitié recouverts par de grosses chaussettes bleues. Ainsi, chacun porte une personnalité en affichant de beaux costumes hétéroclites et une orientation sexuelle parfois incertaine. Commence alors une longue déclamation. Sont dits des vers courts qui font penser aux écritures d’avant-garde du début du XXe siècle, mais avec des mots, des situations, des musiques piochés dans la postmodernité et la haute technologie d’aujourd’hui (un texte que l’on aimerait lire d’ailleurs !). On rit beaucoup durant ce spectacle, mais pas aux mêmes passages. Des récits stupéfiants et de courtes situations apparaissent sous la parole, dans les images et les mouvements de ce « spectacle pop-liturgique ».
Nexus de l’adoration, nous dit le programme, « se présente comme une cérémonie musicale et queer, un grand sabbat de l’hyper-hétérogénéité où neuf officiants font s’entremêler poèmes minimalistes, discours galvanisants, refrains pop, prières matérialistes, méditations rythmiques, chorégraphies K-pop, dialogues absurdes, confidences troublantes, bruits de bouche et litanies sans fin ». Les spectateurs s’enivrent. Ils sont convaincus de baigner dans une forme de joie que Lacoste compare à une communion, non pas religieuse – bien qu’il fasse du nexus une ouverture sur un nouveau culte –, mais proche de l’ambiance d’une pseudo comédie musicale (sans narration), un concert de dissonances, à l’image de « toutes les choses du monde ». Aussi se donne-t-il aux plaisirs envoutants des folies joyeuses.
Autre folie, Le Sommet, du metteur en scène suisse Christoph Marthaler. Il nous invite dans un décor incertain. On voit l’intérieur d’un chalet ordinaire, un jeune homme et un accordéon sur un banc, et surtout le sommet de la montagne au milieu de la pièce. Les six personnages entrent par un monte-charge, précédés par une reproduction de La Joconde. Rires. Ce n’est pas banal. Ils parlent des langues différentes : le suisse allemand, l’italien, le français. Ils sont habillés à la mode folklorique sans forcément respecter les codes. Chacun s’installe. Ils saisissent de gros classeurs et doivent lire ensemble les communications avec traductions simultanées. Ça donne : « One », « Two », « Three », puis une chorale à base de « Si », « No », « Ja », « Non », « But », « Qui ? », « Yes », « Nein »… Il n’y a pas de texte, ils se disent des riens. Tout est dans le geste, la posture, les situations et l’humour qui s’installe, corrosif. L’un des personnages se lance, sans convaincre, dans un plaidoyer en faveur de l’argent, seule valeur qui permet la réalisation de soi, affirme-t-il. Un autre crie, et gigote à terre sous des regards stupéfaits.

Plus tard, ils parlent par poètes interposés, ils changent de tenue, sortent de leurs sacs des costumes distingués et des robes du soir, suivent les instructions d’une voix extérieure… Où sont-ils ? Certainement dans un lieu symbolique puisque, très vite, nous comprenons que les deux sens du mot « sommet » peuvent être acceptés. Ils créent un décalage, des incompréhensions renforcées par la variété des langues, mais pas seulement. La situation est première. « Dans notre ‘’sommet’’, explique Marthaler, je reconnais quelque chose d’une humanité qui devrait échanger mais qui n’y parvient pas. » Un quelque chose que ce spectacle, qui fera date, traite sans grandiloquence, en se moquant de nous-mêmes. Sans psychologie non plus. Ces personnages nous inquiètent et nous font rire.
Revenant au festival après dix ans d’absence, le metteur en scène suisse allemand était attendu. Sa formidable performance est en fait une « anti performance », nous dit Charlotte Clamens, une de ses comédiennes attitrées au centre du spectacle (Le Monde, 3 juillet 2025). Il est vrai que l’émotion, la beauté des gestes ou les musiques nous désemparent au lieu de constituer une « communauté » à la manière de Lacoste. Nous sommes seuls devant des personnes seules qui ne savent pas pourquoi elles sont là. La musique tourne parfois au ridicule. Rythmés par l’accordéon, tous entonnent leur meilleur souvenir musical : « Là-haut sur la montagne, l’était un vieux chalet. Murs blancs, toit de bardeaux, devant la porte un vieux bouleau… » Dans la dernière partie, on sent venir des menaces, un hélicoptère passe tout près, des bombes explosent, ils reçoivent des extincteurs gonflables qu’ils remplissent de leur souffle (!!?), ils rangent leurs affaires, et il est bientôt question de partir. Comment ? Quand ? La voix leur donne des indications sur le ton d’une annonce dans un train. Elles tournent au cauchemar, la fin qui s’annonce « dans quinze à dix-huit ans », leur offre une pré-mort à l’image d’une préretraite.
La même angoisse anime le couple père/fille que met en scène Tiago Rodrigues dans La Distance. Elle traduit une double quête de soi, la fille rêve d’une Nouvelle Humanité et le père craint de perdre sa fille. Leur conversation est tragique, elle place le spectateur devant l’autodestruction du monde et de ses habitants. Nous sommes en 2077. Le réchauffement climatique provoque la fuite de nombreux terriens sur la planète Mars devenue accessible. La science-fiction se veut réaliste, encore que cette évolution ne soit pas expliquée. Pourquoi fuir ? Tout change, on comprend que ce voyage dure plusieurs mois, qu’il s’agit d’un long processus d’acculturation et de perte de la mémoire. La distance de la mort.

La jeune femme explique à son père qu’elle est une « oubliante » et qu’elle va changer le monde. Plus exactement, en construire un autre, complètement coupé de la Terre et de ses proches, un monde qu’elle décrit à l’image des utopies du XIXe et du XXe siècle, un monde meilleur, sans inégalité, le bonheur. Ce que n’accepte pas le père. Il refuse ce « protocole de l’oubli », irréversible, qui passe par une « quarantaine de silence ». Il argumente, cherche à faire revenir sa fille sur sa décision, mobilise un argumentaire didactique de grand-père à ses petits-enfants. Elle a quelques semaines pour revenir sur sa décision. Elle hésite et finalement efface son père et tout le reste de sa mémoire.
Ce voyage vers un monde meilleur se révèle la métaphore, parfois un peu poussive, d’une mort programmée devant un père qui ne peut rien. Dans sa dernière lettre, qu’il veut une lettre d’amour, il se dit « de son côté », il « admire [son] courage », tout en prononçant cette dernière phrase : « Oui, ton absence va me faire souffrir. » Le texte de cette pièce est souvent bouleversant, mais la mise en scène de l’auteur ne le sert pas toujours. On a souvent du mal à y croire. Cela tient probablement au dispositif d’une scène tournante qui fatigue et efface souvent la jeune femme, et probablement aussi au couple des acteurs qui fonctionne mal. Chacun est excellent, mais le lien familial ne convainc pas. Le père manque de chaleur, la jeune femme est trop loin, sans enthousiasme pour son projet, sans grandes émotions pour son père. C’est dommage.