Avignon, des voix des mondes arabes

Le 79e festival d’Avignon a choisi de mettre à l’honneur la langue arabe, « langue voyageuse » dit Tiago Rodrigues, son directeur, « trop souvent prise en otage par les marchands de haine et de violence de tout bord ». Un tiers des spectacles de cette édition représentent la grande diversité de cette langue et des mondes qu’elle traverse. Non des œuvres du répertoire ou du patrimoine, plutôt des créations contemporaines, qui mêlent chants, danses, poésies et dialogues. Des créations souvent collectives. Ce qui correspond à une tendance du théâtre contemporain que l’on retrouve dans les 32 créations de cette année. On travaille à des mises en scène plus proches de la performance que des règles classiques, sur des textes, des musiques, ou de la danse. On crée des images, des situations originales voire extravagantes, qui suscitent émotions et interrogations du public. Même si, plus avant dans ce festival, on croisera des divas de la chanson arabe et des mises en scène de grands classiques tels Ibsen ou Claudel.

Marlène Monteiro Freitas (chorégraphie) | NÖT. Captation sur france.tv
Ali Chahrour (mise en scène et chorégraphie) | When I Saw the Sea / Quand j’ai vu la Mer (en arabe, amharique et anglais). Festival d’Avignon, 5-8 juillet 2025
Selma et Sofiane Ouissi | Laaroussa Quartet. Festival d’Avignon, 6-8 juillet 2025
Radouan Mriziga | Magec / the Desert. Festival d’Avignon, 7-12 juillet 2025

Cette mise à l’honneur de la langue arabe annonce des artistes venus de nombreux pays, des Palestiniens, des Libanais, des Égyptiens, et plusieurs de Tunisie, du Maroc. Un hommage sera rendu à ceux qui sont en prison pour leur liberté de parole comme l’écrivain franco algérien Boualem Sansal. Les massacres et la destruction de Gaza ne sont pas oubliés, en plus de banderoles et inscriptions murales de soutien aux Palestiniens, toute l’équipe du festival s’est rassemblée pour une photo solidaire. Tiago Rodrigues insiste sur la dimension « génétique » du festival « intéressé aux grands problèmes de notre temps ». En invitant une langue, il invite également plusieurs dimensions politiques qui lui sont attachées. Il cite Gaza, les crimes de guerre, les violations du droit international et des droits humains, également présents dans la programmation.

La projection dans un cinéma au pied du Palais des papes d’un documentaire sorti l’an dernier, Mauvaise langue, réalisé par Nabil Wakim, est l’occasion d’une réflexion sur les entraves à la pratique de la langue arabe en France. Journaliste au Monde, l’auteur aborde le sujet avec nuance en se concentrant sur les familles mixtes et sur les difficultés de l’intégration linguistique des populations issues de l’immigration. L’enseignement de l’arabe, rare dans les écoles françaises, la nécessité de cacher sa langue maternelle, en font une honte selon la plupart des interviewés.

Nôt de Marlene Monteiro Freitas Avignon, des vois des mondes arabes Festival Avignon
Nôt de Marlene Monteiro Freitas, 2025 © Christophe Raynaud de Lage / Festival d’Avignon

Or, ce festival se place dans une perspective inverse : « il propose, dit encore Rodrigues, la poésie, l’invention des artistes, et en même temps, il dialogue avec l’actualité et les gestes artistiques qui répondent au monde ». Les deux créations choisies en ouverture du festival évoquent, jusqu’à l’excès, ces expressions différentes. Marlène Monteiro Freitas convoque le grand classique de langue arabe, Les contes des Mille et Une Nuits, sans nous en parler vraiment, tandis qu’Ali Chahrour dénonce le sort de femmes réduites à l’esclavage au Liban ; ces deux grands spectacles donnent deux images opposées de la contribution des cultures arabes aux spectacles contemporains. Deux autres spectacles ont également attiré notre attention. Le premier fait naître une chorégraphie moderne des gestes ancestraux de familles de potières tunisiennes, tandis que, dans  le second, de jeunes Touaregs font découvrir le Sahara comme terre de réflexions et de danses. Ces quatre spectacles, sur lesquels nous nous arrêtons ici, où se mélangent constamment le pathétique et la fête, la tristesse et l’humour, donnent le ton de la 79e édition du Festival, dont nous allons, les prochains jours, suivre la programmation.

La nouvelle création de Marlène Monteiro Freitas présentée dans la Cour d’honneur du Palais des papes, le soir de l’ouverture du festival, suscite immédiatement un malaise ou un embarras, tout en éblouissant par son inventivité, parfois son humour et même une certaine joie. La chorégraphe capverdienne, dont le public parisien a fait connaissance il y a trois ans au festival d’Automne, nous avait déjà familiarisés avec sa recherche de l »hybride », c’est-à-dire, expliquait-elle, de « la compression d’une matière plus habituée à des espaces-temps vastes et ouverts ». Ici, la matière s’appelle Les Contes des Mille et Une Nuits. Tout le monde connaît ce chef-d’œuvre de la littérature arabe, à la source de nombreux clichés de l’orientalisme. Chaque matin, le sultan, qui avait été trompé par son épouse, décide de faire exécuter une autre femme qu’il a épousée la veille. Shéhérazade, la fille du grand vizir, se propose de l’épouser et de lui raconter chaque nuit une histoire. Captivé par la conteuse, le sultan se résout à ne pas donner l’ordre de la tuer car il veut connaître la suite de l’histoire. La mille et unième nuit, il capitule. Marlène Monteiro Freitas confie dans un entretien avoir découvert ces contes à l’âge de treize ou quatorze ans, et y avoir immédiatement pensé lorsque Tiago Rodrigues lui a indiqué que la langue arabe était invitée au festival. 

On ne reconnaît pas, dans son spectacle, les histoires d’Aladin, d’Ali Baba ou de Sindbad, mais leurs enchaînements. Ils forment le « récit cadre », dit la chorégraphe qui s’intéresse d’abord à l’espace. Ici c’est la Cour d’honneur avec d’un côté « la muraille de pierre et de l’autre ce versant mouvant qu’est le public ». Tel est l’espace du récit-cadre. « Il raconte la confrontation avec la mort, l’instinct de survie, l’attachement à la vie et la puissance créatrice. Tout en se régénérant sans cesse, le récit a le pouvoir de faire qu’un nouveau jour advienne. » Elle écrit une autre nuit, sa nuit. D’où le titre Nöt qui signifie nuit en créole capverdien.

When I saw the sea / Quand j'ai vu la mer d'Ali Chahrour Avignon Des voix des mondes arabes Avignon 1
When I saw the sea / Quand j’ai vu la mer d’Ali Chahrour, 2025 © Christophe Raynaud de Lage / Festival d’Avignon

Le public se trouve devant un décor composé d’une structure en grilles blanches, avec sur la gauche trois lits blancs, ici ou là des bassines bleues ou rouges, des escaliers et des personnages aux gestes mécaniques. Parfois grotesques avec des masques de poupée, ils deviennent des marionnettes. Une femme-tronc s’amuse avec de petites jambes en chiffon, une autre s’assied sur un pot de chambre et verse son contenu sur les spectateurs, des infirmières aux yeux bandés s’approchent des lits et plient des draps ensanglantés, d’autres apparaissent plus tard, en agitant des mouchoirs blancs, etc. Tout ceci est joué sur plusieurs tableaux avec une musique puissante qui domine les images. Pas de dialogues, une chorégraphie audacieuse.

On entend du Prince, du Nick Cave ou du Stravinsky, le tout englobé ou enfoui dans des nuages de fumigène. La mort et la peur, origine de chaque suspens de Shéhérazade, galvanisent le récit-cadre pour aboutir à un discours long et incompréhensible crié à la salle. Un des danseurs solo qui avait ouvert le spectacle, un grand homme noir portant une courte jupe plissée blanche, s’emporte à la fin en revenant prononcer ce discours dont on ne capte que la colère. Le spectacle se termine donc sur la mort, sur la colère et sur un condensé des émotions que tout adolescent a pu ressentir en lisant les histoires de Shéhérazade. On ne peut certes pas le qualifier d’orientaliste, il va même dans le sens contraire de ce que pouvait attendre le public. Lequel se réveille pour le moins déconcerté en descendant les escaliers de la Cour d’honneur, groggy par cette extraordinaire performance consacrée à un grand classique qu’il n’a pas vu et une langue arabe qu’il n’a pas entendue.

Tout autre est la création d’Ali Chahrour, danseur, metteur en scène, une grande figure de la scène libanaise. Cette fois, le spectateur entre dans la nuit d’une salle de la Fabrica, seuls deux phares l’éblouissent jusqu’à l’insupportable. Le silence s’installe, puis ce dialogue : « Salut Ali, tu vas bien ? Non rien ne va bien / on a fui notre village on a fui parce qu’Israël nous extermine ». C’est la guerre au Liban en 2024. Une femme se lève du public, et se dirige vers la scène en chantant a capella la suite du poème. Petit à petit, les phares s’éteignent, deux autres femmes arrivent, chantent et dansent, deux  Éthiopiennes et une Afro-Libanaise, assises au premier plan avec au fond la chanteuse syrienne Lyn Adib et le musicien libanais Abdel Kubeissy (clavier et oud électrifié). Mal connus en France, ces artistes sont très appréciés au Liban et en Syrie.

Laaroussa Quartet de Selma et Sofiane Ouissi, 2025 © Christophe Raynaud de Lage / Festival d’Avignon

Chaque femme raconte son histoire en continuant le texte poétique écrit en arabe et en amharique. Les trois sont venues au Liban pour se réfugier et gagner de quoi subvenir aux besoins de leur famille. Elles ont été brisées par un système très fréquent au Liban, le kafala, qui fait d’elles des esclaves travaillant dans des maisons bourgeoises. Racisme, abus, interdiction de toute vie indépendante et personnelle, viol et parfois meurtre, les placent dans des situations cauchemardesques. Ce système est raconté par les trois femmes qui l’ont fui (les comédiennes l’ont vécu). La mise en scène chorégraphique de leur témoignage et les chants d’un long poème qu’elles se partagent racontent la guerre autour d’elle : « Personne ne dort, littéralement, Ali./ en fuite de maison en maison. » Au Liban, elles arrivent au bord de la mer. L’une chante : « je veux aller là-bas descendre jusqu’à la mer ». Une autre lui dit : « Quant à moi, c’est la première fois que je vois la mer ». L’une raconte comment, dans le système de kafala, sa mère a été violée. Puis l’a abandonnée, elle ne sait pas ce qu’elle est devenue.

Simple, sans envolée victimaire, les gestes, les voix, les langues et la musique qui les accompagne, emportent les spectateurs dans une solidarité magnifique. Ce court spectacle parle de la peur d’une autre mort, celle qui vient alors que l’on est abandonné, sans sa mère ni son pays, sans les siens. « Ô famille ramène-nous vers la ville de nos aïeux / j’ai peur que la mort m’emporte bientôt. / Je pleure et le monde pleure avec moi. » Cette création collective qu’Ali Chahrour a travaillée avec ses comédiennes et musiciens est incontestablement le spectacle le plus fort, le plus vrai et le plus touchant de ce début de festival.

Laaroussa Quartet, la création de Selima  et Sofiane Ouissi, artistes tunisiennes, a pour sous titre « Un corps libre qui invente son propre geste ». Il s’agit du geste lié au travail. Les deux sœurs se sont rendues dans le nord de la Tunisie à la rencontre de femmes potières qui, depuis des générations, transmettent leur savoir-faire, et façonnent le corps de poupées en argile. Les deux chorégraphes les observent et reproduisent la gestuelle sans argile ni poupées, à nu, elles en tirent une gestuelle chorégraphique, une danse. Le dispositif scénique est double. Sur un grand écran, on suit ces vieilles dames filmées en Tunisie (sans voir vraiment leurs gestes), sur la scène six danseuses reproduisent la gestuelle. Laquelle évolue, s’éloigne de plus en plus des premières figures les plus proches du travail de référence. L’intention de cette performance séduit, fonctionne bien au début, malheureusement elle perd en force, d’autant qu’il est difficile de se faire une idée du lien exact entre le geste premier et l’écriture chorégraphique.

Dans le même ordre d’idée, le projet de Radouan Mriziga consacré au désert déçoit. Trois thèmes se croisent : le désert considéré comme vide alors que c’est un espace poétique et politique pour des populations en symbiose avec l’environnement, les conséquences des essais atomiques français dans la région, et le désert comme lieu et tradition de danses. Autant de sujets passionnants et certainement bien étudiés, malheureusement le spectacle ne se distingue guère d’une représentation de danses traditionnelles. On en sort intéressé par les costumes, certaines compositions, sans en avoir vraiment saisi le sens.

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