Le musée de l’Orangerie présente jusqu’au 18 août une exposition intitulée Dans le flou. Une autre vision de l’art de 1945 à nos jours, à laquelle est associé un beau catalogue enrichi de nombreuses contributions. Le premier effet remarquable de cette exposition est de produire un sentiment d’aération visuelle aussi rare qu’agréable dans le monde saturé d’images « haute définition » qu’est devenu notre environnement urbain et médiatique ordinaire.
Cette légèreté tient non seulement aux œuvres exposées mais à un dispositif muséographique qui a distribué dans certaines ouvertures d’une salle à une autre des rideaux de gaze « floutant » avec discrétion les silhouettes des spectateurs qui nous précèdent. Le flou n’est donc pas seulement accroché aux cimaises, il flotte dans l’aire de déambulation de l’exposition elle-même. Cela n’enlève rien à la gravité de certains sujets évoqués mais révèle à quel point la violence coutumière du visible nous assèche de toute disposition à une contemplation profonde et durable.
L’exposition pose une balise historique (de 1945 à nos jours), à vrai dire indispensable, car si le flou contemporain répond à des motivations hétérogènes qu’il n’est pas toujours aisé de démêler, il faut le distinguer de l’acception qu’il a pu avoir antérieurement. Comme l’avait le premier fait remarquer Michel Makarius dans Une histoire du flou, le terme flou dans le vocabulaire des Beaux-Arts du XVIIIe siècle et du premier XIXe siècle ne s’oppose nullement au net ou à la précision du détail. Il désigne une facture lissée qui a pour contraire le sec et peut, par exemple chez Diderot ,s’appliquer à Greuze. En revanche, sous un autre vocabulaire, les Beaux-Arts connaissent dans l’histoire de la peinture de multiples régimes du vague et de l’évanescent, depuis le sfumato léonardien jusqu’aux nuées de Turner en passant par les arrière-plans vaporeux de Watteau ou les brumes de Friedrich.
Ce qui établit le flou dans son sens moderne et dans une véritable polarité avec le net, c’est le double phénomène concomitant et contradictoire du perfectionnement technique de la photographie et de l’émergence de l’impressionnisme à la fin du XIXe siècle. La photographie, depuis son invention en 1839, n’a eu de cesse de partir à la conquête de l’instantané, c’est-à-dire d’une netteté qui n’exigerait plus l’immobilisation de ses objets. Le but est atteint dans les années 1880 mais a aussi pour effet de figer les êtres vivants dans une fixité irréelle, très éloignée de la vision naturelle. Quoi qu’il en soit, le net s’impose et il est alors établi que le flou photographique ne relève d’aucune autre catégorie que le raté. Cependant, la tyrannie du net suscite presque immédiatement une réaction pictorialiste chez les photographes de la fin du siècle qui, à travers de multiples manipulations, cherchent à se réapproprier les valeurs du vague, de la gestualité artisanale et de la suggestion en opposition avec la froide objectivité atteinte par leur medium.
Leur tentative tourne court aux alentours de 1905 lorsque la revue Camera Work en appelle à un retour à l’ordre et à la pureté du medium en promouvant la straight photography, photographie simple, directe et sans affèterie. Parallèlement, l’impressionnisme achève de battre en brèche ce qui restait de l’esthétique classique du discernement en s’efforçant de capter et de reproduire, la sensation rétinienne pure, saisie dans les incessants changements de la lumière, ainsi Monet avec ses dix-huit versions de la façade de la cathédrale de Rouen. Le mouvement culmine avec les Nymphéas qui poussent à la limite le désarçonnement du regard. Comme l’a noté avec perspicacité Jean Clay : « Au niveau optique/perceptif, il suffit d’observer que dès lors que le spectateur est pris dans l’ellipse enveloppante de l’œuvre, sa vision focale et sa vision périphérique sont simultanément mises à contribution […]. Le paradoxe optique des Nymphéas tient à ce que l’acuité accrue de l’observant est contredite par la défection de l’observé ». La fidélité à la perception menacerait donc l’objet pictural de dissolution.

On aurait ainsi pu penser que l’histoire du flou esthétique était doublement close vers 1914. Du côté photographique, le medium avait reconnu sa spécificité, et cessé de vouloir rivaliser avec les moyens et les effets suggestifs des arts graphiques. Du côté pictural, on ne pouvait concevoir un au-delà des Nymphéas sans passer à l’abstraction du all over ou du dripping à la Pollock. Cependant, l’exposition de l’Orangerie est là pour nous convaincre du contraire et elle le fait de façon persuasive en posant qu’on peut observer un retour du flou par-delà le moment moderniste de l’entre-deux guerres. La thèse est clairement énoncée dans la présentation du catalogue : « C’est en réalité sur les ruines de l’après-Seconde Guerre mondiale qu’une esthétique du flou s’enracine vraiment et déploie sa dimension proprement politique. Devant l’érosion des certitudes, les artistes, prenant acte d’un bouleversement de l’ordre du monde, s’emparent du flou comme d’une stratégie nécessaire. Après la découverte des camps de concentration, face à l’impossibilité de représenter l’irreprésentable, le flou vient voiler une réalité que le regard ne peut soutenir. Dans le même temps, il vient aussi paradoxalement nous forcer à faire la mise au point, nous obligeant de ce fait à nous attarder sur l’image, à regarder cette réalité en face. »
En somme, là où la « défection de l’objet » apparaissait à Jean Clay comme le produit d’une exploration des limites de la vision, elle fait retour sur un mode non plus optique mais historique, comme affrontement au réel impensable de l’extermination. Le flou devient dès lors un mode d’appréhension de l’irreprésentable. Contradictoirement, il instrumente un retard perceptif, un principe de voilement, qui témoignent d’une pudeur vis-à-vis de l’objet, mais il est aussi une stimulation empathique au « mieux voir » et une incitation à l’intériorisation de l’image.
Au passage, le flou invalide et dépasse la vieille opposition de la photographie et de la peinture. Les deux arts entrent dans des relations de connivence inédits par emprunts réciproques ou superpositions de techniques. Le flou, catégorie reprise à la photographie, parfois reproduite par les moyens de la peinture, voit sa valeur inversée : il ne relève plus du raté mais d’une pensée délibérée de l’image et de son approche (l’exposition présente ainsi 103 photographies floues d’amateurs anonymes et inexpérimentés, en invitant à les contempler pour leur valeur énigmatique et suggestive).
Parmi les œuvres présentées à l’Orangerie, un certain nombre relèvent clairement du voilement de l’insoutenable lié à l’extermination. La plus explicite est sans doute l’extraordinaire Quinze miradors du camp Majdanek (1992) de Krysztof Pruskowski qui superpose quinze clichés légèrement décalés du même mirador, jusqu’à lui donner l’aspect d’un dessin biffé et comme noyé dans une brume grise d’oubli. Dans le même esprit, on trouve l’École de Grosse Hamburgestrasse. Les enfants cachés (2005) de Boltanski qui rend presque indiscernable le visage des enfants par une technique d’huile sur tirage argentique noir et blanc. D’autres œuvres témoignent du fait que la violence traumatique de l’histoire est devenue une constante historique du XXe siècle dont la Shoah n’était que l’annonciatrice. On s’attardera, par exemple, sur la photo d’Alfredo Jaar Six Seconds (2000) qui montre la silhouette floue d’une femme noire vue de dos : on apprend que l’artiste ayant sollicité son témoignage sur les atrocités vécues par elle lors du génocide des Tutsis, elle s’est ravisée au moment de la rencontre, s’avérant incapable de parler et qu’il n’a pu retenir d’elle que les quelques secondes de son éloignement. Gerhard Richter (dont on n’a pas oublié l’inquiétant Uncle Rudi (1965), huile sur toile figurant d’après une photographie le portrait flou d’un parent en uniforme de la Wehrmacht souriant à l’objectif, est également présent avec son 31.12.04 (2004) dont la technique mixte (peinture, sérigraphie et impression sur papier) occulte presque complètement qu’elle fait allusion à l’attentat du 11 septembre 2001 contre les Twin Towers de New York.

Il serait cependant réducteur de cantonner l’esthétique du flou à des déterminations historiques trop exclusives, et l’exposition montre de façon convaincante qu’elle répond aussi à un principe d’indiscernabilité beaucoup plus général. On nous rappelle que la photographie scientifique sait déchiffrer les formes de clichés biologiques ou astronomiques, apparemment vagues ou insignifiantes aux yeux du profane. Et ce principe d’indiscernabilité irrigue toute une esthétique contemporaine. Une toile de Rothko (Untitled, 1948) témoigne de son passage de l’abstraction au flou, à quoi répond un Hartung (T1982-H31, 1982) qu’on confondrait aisément avec une œuvre du premier, dans son colorisme nuageux. Le flou devient une constante dans l’œuvre multiforme de Gerhard Richter, souvent en lien avec la photo, ainsi dans le magnifique Blumen (1994), qui illustre l’affiche de l’exposition, bouquet flétri de fleurs roses sur fond abstrait de beiges, avec l’empâtement trouble d’un Morandi. Chez Parmiggiani, la morsure du feu fantomatise une bibliothèque en lui donnant l’aspect d’un négatif photographique (Polvere, 1988). Et la photo elle-même n’est pas en reste. On a ainsi l’occasion de revoir les somptueux tirages d’Hiroshi Sugimoto dont deux clichés, North Pacific Ocean, Mount Talpais (1984) et Sea of Japan, Hokkaido (1987), n’offrent au regard qu’une ligne d’horizon séparant de façon quasi indistincte mer et ciel. Tous les médias concourent à cette esthétique qui a aussi pour caractère d’abolir les frontières nettes entre les genres. En vidéo, on retrouve Óscar Muñoz et son ironique Narciso (2001-2002) qui montre la déformation et la disparition progressive d’un visage dessiné sur l’eau à la poudre de charbon, à mesure que se vide le lavabo où il s’engloutit. Et on peut conclure le parcours par la fascinante vidéo de Bill Viola (Chott-el-Djerid, A portrait in Light and Heat, 1979) qui parvient à transformer en un mirage d’abstractions colorées et mouvantes paysages et silhouettes du Sahara tunisien.
Ce qu’on retiendra de l’exposition Dans le flou, c’est l’acte de résistance qu’elle révèle au glacis du « hautement défini », sur lequel glisse le regard sans jamais pouvoir y entrer. Telle n’est pas la réalité du monde ni celle de l’Histoire, malgré la nostalgie qu’on peut avoir de cette illusion, entretenue par les perfectionnements technologiques de l’image. Le Narcisse contemporain le plus lucide se voit trouble dans l’eau sur laquelle il se penche et cela suffit à le dissuader d’être tenté de s’y noyer dans la netteté superficielle du même.