Le générique d’un film vient rappeler à qui risquerait de l’avoir oublié qu’un film est l’œuvre d’un collectif. Son attribution à un auteur n’en est pourtant pas moins une institution centrale du monde du cinéma, structurant aussi bien la manière dont les films sont vus et appréciés par une fraction du public que leur mode de fabrication, de commercialisation et de mise en valeur par les professionnels du cinéma. Mais le sociologue Jérôme Pacouret se demande, dans un livre qui se définit comme une « contre-histoire » de cette notion, ce qu’est un auteur de cinéma.
Pourquoi et comment les réalisateurs se voient-ils attribuer la valeur des films quand ceux-ci sont les produits d’une division du travail impliquant, aux côtés du producteur, du réalisateur et du scénariste, un grand nombre de professions intermédiaires ou subalternes ? L’ouvrage, qui s’inscrit dans le prolongement des ruptures fondatrices de Michel Foucault et de Pierre Bourdieu avec les visions les plus individualisées de la création artistique, se propose de répondre à cette question en analysant la distinction entre auteurs et non-auteurs comme un rapport d’exploitation symbolique, construit à l’intersection de rapports de domination professionnels, économiques, culturels, de genre et de race.
Il existe, rappelle Jérôme Pacouret, une « légende des origines » selon laquelle l’invention et la popularisation de « l’auteur » de cinéma, baptisée « politique des auteurs ou « auteur theory », serait apparue avec la Nouvelle Vague, le cinéma ayant été trop « populaire », « commercial » et/ou culturellement illégitime pour avoir des auteurs et être considéré comme un art jusque dans années 1950. Là où le cinéma hollywoodien attribuait ses films aux producteurs, Les cahiers du cinéma sont crédités de cette « révolution symbolique » qui fit du cinéma une forme d’art individuelle attribuée à son réalisateur. L’ouvrage, dans une approche sociohistorique, met à mal ce récit des origines : la genèse du statut d’auteur de film remonte au début du siècle dernier. Elle résulte de la dépendance initiale des autres champs culturels, littérature et théâtre en premier lieu, à l’origine d’analogies durables entre le réalisateur, souvent coscénariste, l’écrivain, le peintre, le chef d’orchestre ou le metteur en scène. Le processus d’autonomisation du champ cinématographique porté haut par des réalisateurs de premier plan comme Germaine Dulac ou René Clair emprunte alors à ces autres champs culturels la logique de « l’économie inversée » qui veut que la valeur esthétique de l’œuvre soit construite par opposition aux goûts du « grand public ». Dès la différenciation de leurs métiers, les producteurs, les scénaristes et les metteurs en scène vont toutefois s’affronter, parfois avec éclat, au nom de visions antagonistes de leur tâche, de leur contribution à la valeur des films et plus généralement de la division du travail cinématographique, chacun s’essayant à associer autorité et auctorialité. « L’auteur d’un film, c’est le plus fort », tranche ainsi Jean Renoir.

L’analyse conjointe de la France et des États-Unis, que Jérôme Pacouret aborde comme deux espaces autonomes du champ transnational parmi d’autres, et celle des structures internes de leurs champs cinématographiques respectifs lui permettent de réfuter les comparaisons réductrices selon lesquelles un cinéma français, fabriqué par des auteurs et valorisé comme tel, se distinguerait d’un cinéma américain sans auteur et/ou dominé par les producteurs. Pacouret met à nu l’homologie dans les processus de construction de l’auteur de cinéma, dans l’histoire de la division du travail cinématographique comme de celle des luttes, hiérarchies et violences sociales qui la constituent. La croissance des entreprises cinématographiques et leurs efforts pour augmenter le volume de production, minimiser les couts, maximiser les profits, font évoluer les rapports de force entre prétendants au statut d’auteurs, le rôle des producteurs et celui des stars, dans le cinéma grand public en premier lieu.
Les pages consacrées aux remises en cause du statut d’auteur, contesté au terme des années 1960 dans le cadre des luttes anticapitalistes, féministes et anti-impérialistes, en lien avec les avant-gardes d’autres champs par des collectifs anti-auteuristes, autour de Godard ou de Chris Marker ou d’équivalents américains, montrent que les luttes pour l’imposition de telle ou telle conception de l’auteur de cinéma n’étaient pas jouées d’avance et dépendent également du champ politique. Elles autorisent Jérôme Pacouret à dater plutôt la révolution dans l’histoire de l’auteur de film de la fin des années 1960 ; révolution d’une autre sorte que celle attribuée à tort à la Nouvelle Vague mais révolution manquée, souligne-t-il, les critiques « esthètes » et « militantes » de l’auteur ayant eu en commun d’échouer à révolutionner la production et la valorisation des films mais aussi à structurer les développements ultérieurs du cinéma militant, notamment dans ses variantes féministes et anticapitalistes et transversales de plusieurs champs culturels.
Des développements consacrés plus avant dans l’ouvrage aux films réalisés à la périphérie du champ cinématographique transnational, dont un excursus de grand intérêt sur le cinema novo brésilien, approfondissent et nuancent la réflexion. Et si le réalisateur, doté d’un capital symbolique, s’est finalement partout affirmé, c’est selon des modalités qui diffèrent suivant les lieux. À l’échelle transnationale, cette affirmation progressive prend des formes contrastées selon qu’il s’agit du cinéma grand public, indépendant ou expérimental. C’est dans le premier d’entre eux que l’autorité des réalisateurs est le plus contestée par d’autres professions dominantes. Elle l’est moins dans le second où elle s’étend à la conception et à la finition des œuvres, impliquant souvent l’appropriation du poste et du titre de coscénariste. Le troisième y échappe dès lors que la fonction d’auteur se fond là sur une monopolisation du travail cinématographique.
En contribuant à différencier les manières de voir, d’évaluer et de commenter les films, la critique ou les circuits de diffusion vont puissamment contribuer à la valorisation et à la réception des films en tant qu’œuvres d’auteurs. C’est, là encore, dès le début du siècle dernier puis durablement que les critiques, les ciné-clubs, certaines salles de cinéma, se sont développés en attribuant les films aux réalisateurs et en faisant de la « fonction auteur » un de leurs principes de classement et d’évaluation des œuvres, adaptant par là à l’activité cinématographique les formes d’intermédiation d’autres réalisations culturelles tout en se distinguant de la presse corporative ou des salles de cinéma grand public, dans un lien indissociable avec un public connaisseur des œuvres, doté d’un fort capital culturel. Signalons l’analyse originale autant qu’heuristique de la « critique amateur » de allo ciné et de la place qu’occupent ou non les noms d’auteurs dans les critiques adressées à ce média.
Le livre de Jérôme Pacouret est tout entier sous-tendu par la question de la domination, abordée plus spécifiquement mais non exclusivement dans la troisième partie. Il y montre que les rapports de classe, de genre, de race et de nationalité constituent des conditions de possibilités et des résultats d’attribution des films d’auteur en ayant longtemps servi à hiérarchiser les professions du cinéma, sans en être totalement quittes aujourd’hui. Le statut d’auteur, principalement revendiqué par des hommes blancs originaires des classes dominantes, a été et demeure encore largement le vecteur d’immenses inégalités sociales et de nombreuses violences. Le livre s’attache à l’exploitation symbolique des non-auteurs et aux rapports sociaux qui la rendent possible et l’accompagnent. Il consacre des pages éclairantes à la convention collective du cinéma de 2010 et aux conflits qu’elle a suscités, de nombreux opposants à ladite convention entrant régulièrement en tension avec les logiques de valeurs du syndicalisme et du salariat dont le respect du droit, la comptabilisation du temps de travail et la défense d’intérêts économiques ; au nom de la liberté de création. Ces opposants, au premier rang desquels les réalisateurs, justifient par leur statut d’auteur la défense d’un point de vue spécifique aux cinéastes, présentés comme seuls capables de transcender les intérêts corporatifs d’autres professions pour mieux servir ceux du cinéma dans son ensemble, en défendant par là les profondes inégalités existantes.
Ces inégalités, parfois assorties de violences, valent également pour les femmes et les personnes racisées, longtemps exclues du statut d’auteur. Elles valent encore pour les films inscrits à la périphérie du champ cinématographique transnational, occupant des positions économiquement dominées et s’exprimant par opposition au cinéma symboliquement, politiquement et commercialement dominant. L’auteur de film, construction historique, constitue ainsi plutôt une structure fondamentale de l’activité cinématographique et des inégalités qu’elle génère. Gageons que, une fois la dernière page tournée, le lecteur témoignera une attention plus grande aux génériques des films.