Les années 1920, l’Histoire en marche, l’URSS en chantier, la démolition d’un monde ancien, une société à reconstruire. Des peintres, écrivains, sculpteurs, architectes, photographes, cinéastes, metteurs en scène, graphistes, compositeurs, critiques, scénaristes, scénographes, chorégraphes, stylistes, éditeurs, affichistes, enseignants, « portèrent un regard informé et lucide sur les différentes faces de cet édifice historique. Ils s’attelèrent, chacun à sa façon et souvent dans l’invective, à la redéfinition totale de l’œuvre d’art, qui semblait devoir être déduite du renversement de la bourgeoisie » (Nicolas Liucci-Goutnikov).
Ils écrivent leurs conceptions, leurs pratiques, leurs échecs, leurs luttes. L’art dans la vie ! puise sa matière dans cette masse de documents, brochures, livres, revues, conférences, notes, lettres, etc., certains déjà publiés, dans le regain d’intérêt des années 1970 dont témoigne la légendaire exposition Paris-Moscou à Beaubourg en 1979. Beaucoup sont inédits. La présentation de Valérie Pozner est incontournable pour contextualiser ces 780 pages. Rien n’est laissé dans l’ombre, un minutieux appareil de notes clarifie les allusions et présente les multiples personnages, organismes, mouvements, événements. Le livre se termine sur les notices biographiques des trente-cinq auteurs retenus.
Les textes s’échelonnent entre 1917 et 1932 : rarement un mouvement artistique aura été à ce point lié organiquement à un moment historique, et avec cette ampleur. Un pas de deux des dirigeants avec les intellectuels et les artistes unique dans l’histoire. En 1921, la nouvelle politique économique (NEP) décrétée par Lénine favorise les initiatives et la diversité. Si, dans la société capitaliste, c’est le marché qui soutient (ou non) les évolutions ou révolutions en art (et les transforme en modes), dans l’URSS en construction, c’est le pouvoir qui va les tolérer ou les utiliser, les institutionnaliser (par les places), en fin de compte les anéantir. Le pas de deux durera une décennie. Le 6 janvier 1931, un décret de Staline met officiellement fin à la NEP. En 1932, tous les groupes et associations sont dissous, regroupés dans les différentes Unions d’écrivains et d’artistes.
Redéfinir l’œuvre l’art : en l’extirpant de l’esthétisme « bourgeois », lui donner une raison et un but, l’utilité sociale – un slogan si nouveau, et pourtant si proche de la définition platonicienne du beau : « Nous appelons “beau” ce qui est utile, en tant qu’il est utile », Hippias, 295e. À terme, l’art, « ardemment utilitaire », se sabordera en se fondant dans la vie – un pas plus loin encore, toutes les certitudes de l’individualisme une fois écrasées, il sera remplacé par la production industrielle.
Nous déclarons la guerre à l’art
une guerre sans merci !
Deux lignes, seules sur une page, soulignées d’épaisses barres noires : ainsi commence Le constructivisme, « livre d’agitation » d’Alexeï Gan, cinquante pages reproduites ici dans leurs typographie et mise en page d’origine.

Le constructivisme, c’est la jeunesse de la génération née dans les années 1880 et 1890 (le plus vieux est Meyerhold, né en 1874). Comme ils sont généreux et ardents, ces vieillards – contemporains des grands-parents du baby-boom… Comme elle reste fraîche, positive, leur volonté d’accompagner sinon d’entraîner, d’être l’avant-garde d’un monde en chantier, dans ses utopies, ses mots d’ordre, ses espoirs, ses combats pas plus naïfs que les actuels, et, parce que moins autocentrés, peut-être aussi moins étriqués.
« Le fil à plomb dans la main, des yeux aussi précis qu’une règle, dans un esprit aussi tendu qu’un compas […] nous construisons notre travail comme l’univers construit le sien, comme l’ingénieur construit ses ponts, comme le mathématicien sa formule des orbites.
Nous ne cherchons de justification ni dans le passé ni dans l’avenir.
Personne ne nous dira ce qu’est l’Avenir et avec quoi l’assaisonner. […]
Aujourd’hui – des actes.
Nous réglerons les comptes demain….
Le passé nous l’abandonnons derrière nous comme une charogne.
L’avenir nous le jetons en pâture aux chiromanciens… » (1920, Naüm Gabo et Noton Pevsner, Le manifeste réaliste)
Fanfaronnades, provocations habituelles aux manifestes artistiques ? Un texte de Boris Arvatov, « L’homme qualifié ou Du haschich dans les cabinets » (1922), met en garde les critiques blasés autant que les artistes qui limiteraient le constructivisme à une posture de rébellion juvénile : « imposteurs inconscients, vous mes illogiques interlocuteurs […] vous ne ferez pas l’affaire, à moins que l’un d’entre vous ne parvienne à se dépasser et à réaliser dans la vie ce qu’il aspire tant à réaliser dans l’art ».
La vie, le maître mot. Une centaine de pages consacrées à la théorie – Boris Arvatov, Vladimir Maïakovski, Ossip Brik, Varvara Stepanova, Alexeï Gan, Nicolaï Tchoujak, Sergueï Tretiakov, le groupe Octobre, Victor Pertsov – puis on plonge dans tous les domaines de la vie. À commencer par la peinture. La bête à abattre est la peinture « de chevalet », condamnée au musée, symbole d’une société décadente fuyant les réalités, art de la contemplation passive, nuisible dans une société emportée dans la dynamique du fait et de l’action. « Notre époque a envers l’artiste des exigences totalement nouvelles : elle n’attend de lui ni “sculptures”, ou “tableaux” de musée, mais des objets dont la forme comme la destination aient une justification sociale […] Dans l’art démocratique, toute forme doit être socialement justifiée » (Nikolaï Taraboukine, « Du chevalet à la machine », 1922).
Sous l’angle de l’utilité sociale, Taraboukine analyse les mouvements apparus en Occident au début du siècle, très appréciés alors en Russie. Il conclut à l’éradication des différentes formes de l’art – y compris les recherches constructivistes –, à leur inéluctable remplacement « par des formes déterminées par les nécessités de la vie quotidienne », et il ironise : « les muséologues vont pouvoir se consacrer à une grande mission : classer dans “l’ordre historique” ces matériaux autrefois révolutionnaires et les ensevelir “sous des numéros” d’inventaire dans les “dépôts de l’art”. Quant aux “historiens de l’art”, ces infatigables pilleurs de tombes, ils vont devoir se mettre à écrire des textes éclairant ces cryptes mortuaires afin que leurs descendants, s’ils ne se perdent pas en route, puissent dignement apprécier leur passé et tracer des “perspectives historiques” sans s’emmêler les jalons. Pour leur part et malgré leur futurisme, les artistes ne vont pas oublier d’occuper la place qui leur est due dans les cimetières du passéisme », et il précise qu’il fait allusion aux « collections de peinture “de gauche” au Musée de la Culture picturale à Moscou et Saint-Pétersbourg ».
Taraboukine a trente-deux ans en mars 1922 quand il rédige son essai, dans l’enthousiasme de la table rase. En note, une précision fait contrepoint : au musée de la Culture picturale de Moscou (fondé en 1919), dans ce « cimetière du passéisme »,Taraboukine assurait des visites le dimanche.

Dans tous les domaines de la vie, donc, un immense coup de barre. La guerre à l’art bourgeois donne une impulsion sans équivalent au cinéma, à la photographie et à l’affiche, tenus pour les plus propres, par leur impact sur les masses populaires, à remplacer la peinture dans la société nouvelle. Le cinéma, art du montage et du mouvement, connaît un apogée. On aurait profit à méditer les réflexions d’Ossip Brik « pour combattre la ciné-vulgarité et la ciné-trivialité » (« Le fait contre l’anecdote », 1925) – mais, écrit-il, « je sais que le tiroir-caisse l’emporte sur l’idéologie ». Au théâtre, où Meyerhold règne, se croisent les problèmes de la mise en scène et le travail sur le corps même des comédiens, à la jonction de la danse et de la gymnastique. La littérature, où les batailles font rage… L’immense domaine, vital, de l’architecture : il faut construire les lieux de vie en commun, les « clubs-combinats », les « condensateurs sociaux ». « L’architecture a toujours été le mode d’expression privilégié du savoir-faire productiviste si on l’envisage du point de vue constructif et non comme une façade ornée de tout un fatras décoratif » (Taraboukine).
Aucun domaine de la vie n’échappe à l’effervescence, impossible d’en faire un compte-rendu exhaustif : textile, vêtement, mobilier, ustensiles du quotidien, et aussi l’aménagement de la rue. Enfin, la musique. La symphonie des sirènes d’Arseni Avraamov (1923) termine le livre dans une apothéose orchestrale. Avraamov propose l’organisation d’un concert généralisé dans tout le pays pour le sixième anniversaire d’Octobre, car « c’est la musique qui possède la plus grande puissance socio-organisatrice ». Il y aurait des sifflets de locomotive, des klaxons, des cloches, le ronflement des moteurs d’aéroplanes, des tirs d’obus réels, parce que, écrit Avraamov « les shrapnels ne conviennent pas car, explosant en l’air, ils sont plus dangereux et produisent une seconde explosion susceptible d’embrouiller les exécutants ».
Un siècle après, nous autres, qui sommes partie prenante bon gré mal gré d’un Occident individualiste marchand et récupérateur, et réfugiés à cause de cela même dans l’esthétisme auquel ces bâtisseurs voulaient faire la peau, nous qui voulons croire encore que la beauté sauvera le monde, c’est peut-être nous les vieillards. Dans leur chamboule-tout, il y a une foi, une énergie qui emportent, bousculant certitudes, habitudes, rappelant ce que nous leur devons, et ce qui a été dévoyé. Leur diversité, leurs nuances, leurs batailles même – qui font aussi la variété de ces textes –, sont la condition de leur dynamisme, puisque rien ne peut prendre forme dans l’unanimité et les applaudissements à n’en plus finir des grandes messes staliniennes qui suivront. Toute vie intellectuelle n’existe que par la confrontation – et ce n’est pas ça le problème. La cellule des abeilles n’est si parfaite que parce que chacune des cirières, construisant la sienne au milieu des autres, se heurte à ses voisines ; de cette mutuelle contrainte naît l’octogone.
L’art dans la vie ! en laissant parler les textes fait œuvre d’historien. Il rend généreusement justice aux protagonistes du mouvement : défaits, rentrés dans le rang, leurs idées caricaturées, presque coupables de ce qu’on croit savoir du rôle qu’ils ont joué dans la mise à l’écart – au pilori – d’artistes et d’écrivains dont nous nous croyons plus proches. Peut-être même, dans l’imaginaire sans nuances de l’Occident, sont-ils amalgamés avec le régime qui a suivi, celui-là même qui les a réduits au silence. Cinq sur les trente-cinq auteurs présentés (Alexeï Gan, le poète Gastev, le peintre Gustave Klucis, Meyerhold, et Sergueï Tretiakov) ont été fusillés pendant les années « cannibales ».
Quelles ont été les suites de cette explosion de créativité ? Elle a indéniablement révolutionné le travail du montage cinématographique, de la mise en scène théâtrale. Nicolas Liucci-Goutnikov, dans son introduction (« Le vrai scandale c’est la mort, le Constructivisme productiviste et son impossible postérité »), analyse les mouvements qu’elle a plus ou moins inspirés dans les années 1960, le minimalisme, surtout Fluxus, avec son slogan de « l’anti-art ». Mais comment éviter « la conversion des contenus politiques en marchandises artistiques » ?
La postérité s’est emparée de l’héritage dans deux domaines « gigantesques » – avec des fortunes différentes –, donnant raison à Alexeï Gan : « la construction architecturale et la fabrication de l’objet imprimé sont avec nous. Les faits sont pour nous ». Gan avait théorisé la conception des affiches :
« énergie
“concentrée”, condensée
une charge transmise aux masses populaires qui doit exploser afin de produire en leur sein l’effet pour lequel cette charge a été placée ».
La « charge explosive » de l’affiche n’a pas été perdue, mais c’est dans ce domaine que la « conversion des contenus politiques en marchandises » est le plus caricaturale. Son but d’utilité sociale ayant été relégué aux oubliettes, un autre but tentaculaire s’est imposé. C’est le propos d’une thèse soutenue en 2012 : « Le Constructivisme a disparu depuis des années, mais ses principes graphiques perdurent et même se développent dans le marketing publicitaire actuel. À l’époque le mouvement était novateur, aujourd’hui nous pouvons le considérer comme recyclé. […] L’art a souvent influencé la publicité, plus précisément des œuvres spécifiques ont inspiré la publicité, mais il semble beaucoup plus rare qu’un mouvement dans son ensemble inspire le marketing. […] En effet, par élément de comparaison, nous ne trouvons que peu de publicités d’inspiration cubiste, futuriste ou impressionniste » (Violette Gaudefroy, Du constructivisme au marketing : la construction d’un stéréotype esthétique).

Et le recyclage n’est pas limité au marketing, donnant tort finalement à Gan : « l’affiche n’a pas de valeur en soi, sa fonction est socio-utilitaire, […] la valeur d’échange de l’affiche ne peut guère nous intéresser ici car les affiches ne sont pas commercialisées ». Un siècle plus tard, antiquaires et maisons d’enchères proposent des affiches constructivistes, y compris reproduites, très chères quand elles sont d’origine.
Reste l’architecture, princesse des beaux-arts, indissociablement liée à la vie des hommes, qu’elle organise, façonne, parfois en suivant les habitudes, parfois en les précédant. Pour les architectes constructivistes, il s’agissait, faisant table rase des préjugés de la tradition, d’analyser jusque dans leurs plus petits détails les besoins de la vie soviétique, pour en accompagner les bouleversements et construire la vie communautaire tout en ménageant les résistances… Et résoudre une contradiction : concevoir les logements les plus spacieux possible en même temps que les plus économes en occupation des sols, matériaux et temps de construction : aucun autre domaine de l’activité humaine n’est à ce point en charge de la vie avec toutes ses contradictions.
Aujourd’hui encore, leurs recherches et réalisations restent une référence. Jusque dans l’organisation intérieure des logements, où leurs propositions ont connu peu de réelles innovations. Un siècle plus tard, dans nos cuisines par exemple, le modèle n’a subi presque aucune modification, à part des nouveautés techniques (lave-linge et lave-vaisselle), si l’on excepte la mode de « l’îlot central », luxueux et gourmand en espace, réservé aux catégories sociales les plus riches.
Du reste, si les architectes soviétiques s’assignaient une problématique bien à eux – construire pour une société et une vie radicalement autres –, ils étaient partie prenante d’une internationale bouillonnante d’inventivité. Dans un texte publié par la revue Sovremennaïa Architectura en1927, « Nouvelles formes du logement contemporain », l’architecte Alexandre Pasternak (frère de Boris) détaille les huit projets présentés à la première exposition d’architecture contemporaine par des Moscovites et des Pétersbourgeois. Dans plusieurs projets, on retrouve la solution, révolutionnaire, mise en œuvre à Paris en 1929 pour un ensemble immobilier à vocation sociale, au 159-161 de la rue du Château des Rentiers (XIIIe arrondissement). Soit des appartements sur deux niveaux, des duplex si l’on veut, mais conçus de façon à permettre, un étage sur deux, d’économiser l’espace des paliers et des couloirs communs.
Impossible de trouver le nom de son architecte, mais cela reflète à quel point, de Berlin à Moscou, de Paris à New York, les architectes communiaient dans une intense créativité. Et, alors même que les « thèses mal fondées et purement esthétiques » de Le Corbusier sont critiquées (Guinzbourg, dans « Le constructivisme en architecture », conférence de 1928), à l’issue d’un triple concours et d’une pétition des architectes soviétiques réclamant sa désignation, c’est Le Corbusier qui est appelé à construire le Siège des Coopératives (Tsentrosoyouz) à Moscou. En chantier dès 1929, terminé en 1936 en dépit des difficultés technologiques et des campagnes contre son « irréalisme », l’immense bâtiment est toujours inséré dans l’urbanisme de la capitale entre l’avenue de l’académicien Sakharov et la rue Miasnistskaya. « Le Constructivisme, écrira Le Corbusier, dont la dénomination exprime une intention révolutionnaire, est en réalité porteur d’un lyrique intense, capable même d’outrepassement ; il trahit avec ferveur l’exaltation du futur ». La ferveur et l’exaltation : on ne saurait mieux qualifier cette anthologie.
Indispensable pour souligner, visualiser, reposer aussi la lecture, faire contrepoids au poids même du livre, l’iconographie est d’une exceptionnelle richesse, d’une diversité et d’une beauté dont on ne se lasse pas. Paradoxe d’un ouvrage consacré à un mouvement dont l’esthétique est la bête noire. La mise en page pensée dans ses moindres détails contribue à nous replonger dans la jeunesse d’une idée, reprenant à plaisir les codes du constructivisme – comme elle nous est familière, cette typographie en rouge et noir, reconnaissable entre mille ! Un regret, pour ce qui est de l’architecture, le format « brique » (24 X 15,5 cm), en soi très adapté à son sujet, est trop restreint pour comprendre, même à la loupe, certains dessins et leurs légendes, essentiels dans ce domaine.