Par ses documentaires, José Vieira nous a habitués depuis quarante ans à suivre « O salto », « le saut » des émigrants portugais fuyant le pays de Salazar dans les années 1960 pour les pays du Nord. Du village au bidonville, de la ferme au camion des usines, des vues sur mer aux vues sur les tôles des bidonvilles, sa passion du témoignage est redoutable. Il revient cette fois, dans Souvenirs d’un futur radieux, sur l’arrivée de sa famille dans le bidonville de Massy.
José Vieira y revient parce qu’à la moindre actualité qui expose le migrant maltraité, avili, offensé, sa mémoire valdingue dans la gadoue de son enfance. À chaque micro-bidonville découvert autour de Paris dans les années 2000, il dégringole dans les éclaboussures de l’humiliation.
José Vieira nous fait toucher du doigt ce que veut dire vivre sur une frontière. On n’en finit jamais de vivre l’exil. On n’en finit pas d’arriver dans un pays sans jamais y arriver.
À chaque campement, à chaque micro-baraque découverte, à chaque exode, ces « enfants trop tôt grandis et si vite en allés » reviennent comme dans un film. Et d’écrire à son père, encore, avec ses yeux d’enfant de sept ans. Ce fameux voyage en 1965 avec sa mère et ses quatre frères et sœurs pour venir retrouver un père harassé par les heures de travail, tenace à imaginer un avenir meilleur pour sa famille. Bien sûr, « le retour rapide au pays viendra », disait-il. Parole solide, ce projet aidera le père à supporter la forge et l’enclume de l’entreprise Thireau-Morel, spécialiste en gros œuvre du bâtiment. Et tous les jours, la phrase magique : « on reviendra dans notre village ». Cette certitude qui le fait tenir coûte que coûte s’use aux oreilles des enfants.
Le jeune José comme les autres enfants s’attachent fermement à la langue nouvelle tout en comprenant que Massy n’est pas qu’une parenthèse. Chaque année, on lui sert le plat du « retour » qui ne vient pas. Chaque été se fait promesse. Chaque fois, tout se mélange : réservoir d’espoir et de chute, cascade d’émotions qui traverse son documentaire, Drôle de mai : chroniques des années de boue de José (2008), une histoire sociale et politique du bidonville des Portugais à Massy. Juste un mauvais moment, une mauvaise passe ? L’année 1968 fait cesser le grand écart. L’adolescent se prend au jeu des nouvelles libertés qui fermentent, au goût de naviguer de milieu en milieu, d’aimer à tout crin et en toute saison.
C’est toujours la même histoire pour chaque exilé : être réduit à tout laisser derrière soi pour se trouver un avenir. Accepter le pire pour changer de vie. Devenir un étrange étranger, partager les peurs, celle d’être viré, mal vu, niais et bêta diront certains, incapable diront d’autres. Ça remue l’enfant de voir son père lui tendre silencieusement sa carte de séjour à renouveler, les documents à refaire, recommencer les séjours dans les administrations, écrire ses lettres à sa place, simuler la joie « d’un futur radieux ». Être pris dans les rêves de son père, quelle calamité ! Être pris dans l’histoire d’une migration qui peut soudain virer à l’aigre!
Vieira nous offre un admirable ouvrage qui nous fait toucher du doigt ce que veut dire vivre sur une frontière. On n’en finit jamais de vivre l’exil. On n’en finit pas d’arriver dans un pays sans jamais y arriver. Contre toute attente, on voit le régime portugais enserrer le bidonville, contrôler les futurs conscrits, repérer les déserteurs grâce à sa toute-puissante police politique (PIDE).
Massy, si loin de la dictature de Salazar ? Pas sûr ! Depuis 1965 et la construction des baraques, les hommes du régime sont venus avec une camionnette de la banque ratisser les économies : placer, investir. Aux guichets du consulat, qui renouvellent les passeports, avec le tampon « ouvrier », on entend murmurer : « encore un traitre à la patrie ». Le mouvement de jeunesse de la dictature sévit dans le bidonville. José se transporte à l’école la peur au ventre en entendant la leçon spéciale du jeudi (offerte par le consulat) qui condamne les « immigrés disgraciés, en perdition loin de la patrie, desséchés par le travail, la maladie, la nostalgie ». Les enfants en uniforme sont l’empreinte du régime. Le consulat dépêche quelques instituteurs qui ne jurent que par « l’épée et la charrue ». Mot d’ordre : retour au pays ou choisir un pays d’outre-mer. Les leçons des manuels scolaires : la révolution nationale, l’uniforme du patriote, la flamme de l’ordre, les valeurs de la terre. « J’étais un bon élève. Je savais par cœur le nom de toutes les capitales des territoires d’outre-mer. J’énumérais avec aisance les bienfaits de notre mission civilisatrice et le bien-fondé de nos opérations de pacification. Notre immense empire. Il y avait de quoi être fier et je ne manquais pas de l’être. »
Les événements que traversent les migrants bousculent notre mémoire, l’attisent et arrachent à l’oubli des tranches de nos vies.
Au contrefort de la ville de Massy, un territoire champêtre au bord d’un marécage, au bord de la Nationale 20 et de la route de Chilly, on y enseigne le bonheur des guerres coloniales, en Angola, au Mozambique et en Guinée-Bissau. La vieille dictature recrute de nouveaux soldats : pourquoi pas vous ? Pendant ce temps, la municipalité se lance dans l’administration du bidonville : points d’eau, lavoirs, des noms de rue, baraques numérotées, un poste d’incendie. Et même une « carte d’habitant à titre précaire » rendue obligatoire.
Mais la réputation est déjà faite ! J’habite « O bairro da minhoca » ! Le quartier des vers (de terre), des marécages et les flaques de boues gluantes traversées par des planches de bois. Premier apprentissage de José, ne pas perdre ses godasses aspirées par la gadoue. Apprendre aussi à tracer un petit terrain de foot de fortune. Apprendre à tout traduire pour ses parents, leur apprendre à tourner la page, à trouver leurs marques sur le sol. Avril 1974, journées exceptionnelles, le bidonville en fête, on découpe les journaux pour les coller sur des cartons. Le chant du « déserteur » succède au chant « Portugal-Angola, chant de lutte ». « En peu de temps nous étions passés de la dévotion à la dictature et à ses chefs à une haine tenace contre ces vampires ».
Finalement, José Vieira croise les histoires de « ceux qui cherchent une vie meilleure ». Il porte haut la façon dont des vies provisoires sont des histoires de sans-papiers, de baraques, de boue, d’hôtels, de langues. Les événements que traversent les migrants bousculent notre mémoire, l’attisent et arrachent à l’oubli des tranches de nos vies. Chassé par un dictateur : les blessures bouillonnent à chaque page. Chassé par le pays d’accueil : les humiliations sont un réservoir de mémoire. Chassé du bidonville : brusquement, des ressources sont à réinventer. Lieux, passé-futur, mémoire, tout est provisoire. Avec ces pages, les « sans pays d’accueil » se croisent sans cesse, croisement de latitudes, de lieux, d’expulsions, de centre de rétention, de refuges, croisement d’exodes durant lesquels José Vieira défend bec et ongles « les luttes de la mémoire contre l’oubli ». L’enfant de sept ans, aujourd’hui de soixante et onze ans, se sent toujours comme un prisonnier en cavale avec ces exilés qui n’en finissent pas de fuir.