En transit

« Lisbonne est un éventail qui s’ouvre et se ferme. » La formule, élégante, est de Jean Giraudoux. Elle vaut en temps de paix ; le récit de Patrick Straumann rappelle ce qu’était cette ville en 1940 : la dernière porte vers la liberté pour une Europe qui sombrait dans la nuit totalitaire. Et cette Europe n’a jamais retrouvé la pleine lumière.


Patrick Straumann, Lisbonne ville ouverte. Chandeigne, 160 p., 17,50 €


Le récit de Patrick Straumann est né de divers séjours dans la capitale portugaise, dont on trouve notamment la trace dans les descriptions de la ville. Voir nommés les lieux, c’est retrouver des endroits qu’on a soi-même arpentés, tant cette ville, parmi de nombreuses cités du monde, se prête à la flânerie, à la déambulation, à l’errance. L’auteur voyage au présent et reconnaît ces places, ces artères, ces hôtels qui, en 1940 et 1941, ont été remplis d’exilés, de fugitifs qui avaient traversé l’Europe afin de trouver un paquebot en route vers New York. Les Allemands, comme Hans Bellmer, Max Ernst ou Hannah Arendt, sont en nombre, certains venus des camps d’internement du sud de la France, Les Milles ou Le Vernet. Les Centre-Européens sont aussi nombreux, et tant d’autres. Des Français, rebelles au régime de Vichy, comme Saint-Exupéry ou Breton, d’autres que leurs origines juives transforment en parias, mais aussi Jean Renoir, qui obtient sans trop de peine son visa pour le Portugal. Sur le SS Siboney, le cinéaste et son épouse partageront leur cabine avec Saint-Exupéry. Le même navire transporte Roman Vishniac et ses précieuses photos d’un monde qui sera bientôt englouti.

Patrick Straumann, Lisbonne ville ouverte.

Straumann présente ces artistes et ces penseurs en de courts chapitres, comme autant de vignettes accompagnées de photos des lieux, de documents d’époque. On est ainsi frappé par la fiche de la PVDE, la police politique de Salazar, établie au nom d’Isaiah Berlin, philosophe né à Riga, installé par la suite en Angleterre. Il réside dans un hôtel d’Estoril, sur la côte, en même temps que Golo Mann. D’autres chapitres mettent en lumière les figures de ce Portugal à la fois accueillant et verrouillé. Celui qui verrouille est Salazar, le dictateur plus discret que ses compères du temps, et dont la longévité au pouvoir révèle une forme d’habileté. Il a su définir son œuvre : « Mon rôle était peut-être de servir de frein contre une accélération trop rapide. » L’étouffement de toute opposition, la répression violente exercée par la police secrète et quelques vagues réformes pour donner le change ont en effet assis ce pouvoir. Ce qui n’a pas empêché, pendant la guerre, que de nombreux exilés trouvent refuge sur le territoire. Pas seulement du fait du dictateur, mais tout de même. Le traité de Windsor signé entre l’Angleterre et le Portugal évite que le pays ne succombe tout à fait aux séductions des vainqueurs nazis et fascistes. Si des lois diverses empêchent les Juifs d’entrer sur le territoire, une autre loi protège les Juifs portugais où qu’ils soient et ce ne sera pas inutile pour ceux qui se trouvent hors du territoire national.

Et puis il y a des « Justes », comme le consul Sousa Mendes, en poste à Bordeaux, qui signera de nombreux visas. Un très beau récit de Salim Bachi le rappelait il y a peu. Convoqué par son ministre de tutelle, il se défend. Il a agi « pour restaurer le nom du Portugal et payer ses dettes contractées durant la persécution des Juifs au cours des XVe et XVIe siècles ». Straumann revient sur l’histoire du Portugal et sur la relation entre le pouvoir et la communauté juive. On pourra comparer avec ce que décrit Pierre Assouline dans Retour à Séfarad, puisque les expulsions sont à peu près contemporaines, les persécutions liées à la recherche d’une pureté du sang aussi, mais le Portugal s’ouvre plus vite à cette communauté qui fut si utile aux rois très catholiques. On a besoin de financer ses explorations ou ses conquêtes, et de se soigner. Au XVIIIe siècle, Pombal, grand réformateur du pays après la catastrophe du tremblement de terre, révoque la loi sur la pureté du sang, et en 1868 la petite communauté juive de Lisbonne défriche un terrain offert pour la nouvelle synagogue.

Patrick Straumann, Lisbonne ville ouverte.

Aristides de Sousa Mendes, en 1940

Cette communauté sera la première à venir en aide au consul Mendes après sa déchéance. Elle aidera aussi les immigrants venus de toute l’Europe. Mais ses moyens restent modestes, dans un pays exsangue, où les enfants mendient dans les rues. D’autres aideront, et l’on a envie de citer ces journalistes d’O Seculo qui hébergent des enfants isolés dans le centre social appartenant au journal, sur le trajet qui longe le Tage.

Dans cette ville qui rassemble « tout ce que l’Europe a perdu ou laissé choir », selon une autre formule de Giraudoux décidément plus lucide que dans Pleins pouvoirs, journal d’avant-guerre qu’on peut oublier, on croise Döblin et Koestler, Saul Steinberg, le futur illustrateur du New Yorker et la famille Mann. Grâce à l’infatigable et courageux Valerian Fry, d’autres ont pu quitter le Sud de la France, comme Werfel et son épouse Alma, autrefois épouse de Mahler. Elle transporte un manuscrit auquel Hitler tenait beaucoup : celui d’un mouvement de symphonie composé par Bruckner. On voit en vitrine les œuvres honnies de Romain Rolland et de Stefan Zweig. Les cinémas passent Ninotchka. Une vaste « Exposition du monde portugais » vante les réalisations passées et présentes du pays, établissant le parallèle entre les rois et l’actuel chef de l’État. Rien n’y fait, pour Döblin : « Là-bas féérique, l’exposition brillait de tous ses feux. Cet enchantement fut notre dernière vision d’une Europe plongée dans le deuil. »

Patrick Straumann, Lisbonne ville ouverte.

Réfugiés à Lisbonne, en 1941

Balade dans une ville d’hier et d’aujourd’hui, évocation des figures fameuses qui la hantent, description des attentes, des peurs, des angoisses mortifères, Lisbonne ville ouverte est également une enquête sur la famille du narrateur et, qui sait, la matrice d’un livre à venir sur Paul Reichstein, grand-oncle de Patrick Straumann. Commençons par Tadeus, le grand-père, né en Pologne, ayant vécu dans un certain confort bourgeois, avant que les pogroms de 1905 à Kiev, où son père avait une usine, n’incitent les siens à quitter l’Est pour Zürich. Tadeus devient chimiste, invente une précieuse synthèse de vitamine C et travaille pour les laboratoires Roche. En juin 1940, on l’envoie dans le New Jersey. Il part de Lisbonne mais au bout de quinze jours il rentre en Europe. Il est à Bâle et fait ce qu’il peut pour aider sur le plan matériel et financier les Juifs internés en France. L’auteur sait peu de chose de son grand-père mort en 1996. Il n’en sait guère plus sur son grand-oncle Paul dont on disait qu’il éprouvait « une étrange aversion à faire du surplace ». Les pages qu’il consacre à cet aventurier nous mènent du Chili en Australie, en passant par l’URSS stalinienne et les États‑Unis. Ce n’est qu’un aperçu du voyage. On attend de tout en connaître.

Terminons sur un dernier chapitre ; il résume tout, relatant l’existence de Franz Blei, écrivain, traducteur et bibliophile né en Allemagne, quand ce pays aimait l’Europe. Ce que l’on vient d’écrire rappelle la tragédie qui conclut l’existence de Walter Benjamin, ombre qui traverse les pages de ce livre. Blei tient à ses livres, comme l’auteur de Sens unique, avec sa malle légendaire. Il monte pourtant à bord du navire qui l’emmène à New York. Sa bibliothèque demeurera pour toujours à Lisbonne, dans une dépendance de la bibliothèque nationale. Blei s’est résigné à la laisser. Résigné ? Peut-être s’en est-il libéré, comme du poids d’un continent qu’il abandonne : « Se souvenir ? Oublier est bien plus agréable : nous devrions élever des rats dans nos archives au lieu de les chasser. »

À la Une du n° 57