Par où point le brasier

La parution du « dernier livre signé Antoine Volodine » est l’occasion d’interroger l’origine, les milieux ainsi que les « fins » de l’œuvre collective nommée « post-exotisme » par celui qui se revendique comme son « porte-parole ». Quelle est donc cette survie impliquée par l’image du feu qui, au même titre que le Bardo et l’espace noir parcouru par ses personnages, la traverse de part en part ?

Antoine Volodine  | Vivre dans le feu. Seuil, coll. « Fiction et Cie », 176 p., 19 €

Si le titre Vivre dans le feu peut avoir des résonances avec la pensée de Bachelard et la poésie de Tsvetaïeva, c’est là surtout un titre très post-exotique. Même s’il en entend parfois d’autres, venues du feu et de ses oiseaux maléfiques, une seule voix s’y exprime, celle de Sam, le narrateur. Confronté à l’imminence d’un bombardement au napalm, Sam a quantité de tantes, d’oncles, de grands-mères et grands-pères aux autres noms étranges, destinés à lui apprendre à « vivre dans le feu ». Et justement, il cite comme outil de survie un roman qu’il a lu, intitulé Vivre dans le feu. De même qu’un précédent livre de l’édifice post-exotique Débrouille-toi avec ton violeur, ce miroir en « trompe-le-lecteur » fait office de « Débrouille-toi avec ton programme et ton titre programmatique ». Ce livre a été rédigé par sa « grand-mère Rebecca sous la dictée de [son] grand-père Iakoub » et semble détenir les clés permettant d’échapper à l’imminence de la fin : l’apprentissage des flammes, du feu et des brasiers, seule voie à suivre dans Vivre dans le feu, à moins que cette voie ne soit aussi une voix (de celles que Sam, plongé au cœur du brasier, entend).

Antoine Volodine Vivre dans le feu
Midsummer (Lappeenranta, Finlande) © CC-BY-SA-3.0/Petritap/WikiCommons

Sam est initié entre autres aux armes à feu par sa tante et son oncle qui ne s’appellent pas Sam, mais « Zam ». Même si le « baptême du feu » n’est jamais évoqué en tant que tel, il s’agit bien d’affronter dans et face au feu cette survie guerrière, en jeu dans tous les conflits armés et catastrophes d’un monde désastré. Et s’il y a bel et bien apprentissage, formation du personnage, la « formation » du jeune homme est déformée par l’injonction à survivre en dépit de tout. Le personnage de Sam ne sait plus s’il a huit ou trente-trois ans, si sa formation est celle d’un guerrier christique ou d’un enfant-soldat tout droit sorti du Ivan de Tarkovski, dont même l’enfance heureuse aurait été oubliée. Chez Volodine, l’éducation-formation n’a rien d’une Bildung, c’est plutôt, toujours, une éducation soviétique à la dure, et ce dès le plus jeune âge. Le narrateur du texte n’est pas né que déjà il lui faut se « surformer à la survie ».

Comme dans les premiers textes post-exotiques publiés, le « surapprentissage » des survivants n’est pas une mince affaire : « Les pulsions de fuite hurlaient à l’intérieur du corps. Elles étaient fatales. Il fallait apprendre à les dominer, apprendre, apprendre et apprendre encore. À mon niveau, je pouvais oublier le feu, ses flammes et ses fumées, car ce n’était pas l’essentiel, ce n’était pas là-dessus que l’enseignement, pour l’instant, portait. L’embrasement, la carbonisation, on verrait plus tard. Il fallait d’abord que je me trouve comme un poisson dans l’eau dans le bizarre. » Au moment de prononcer ces mots, le narrateur en est à l’une de ses premières « leçons de feu », séances dans lesquelles ses spéculations sur l’espace-temps sont immobilisées, ridiculisées par sa tante Sogone, l’une de ses éducatrices : « L’espace, le temps, quand on est au cœur du feu, on n’en a vraiment rien à foutre. »

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Du point de vue du temps de l’histoire narrée, le récit s’étire sur une unique et ultime seconde. Une dernière seconde d’existence que Sam doit mettre à profit avant d’être atteint par le napalm, pour son apprentissage des flammes. « Sur-vivre dans le feu », c’est ainsi pour Sam, narrateur post-exotique, se relier à l’imaginaire de la fin imminente et des flammes déployées dans des romans antérieurs. On pense notamment à un roman post-exotique, Onze rêves de suie de Manuela Draeger, mais aussi au quatrième roman à proprement parler volodinien (c’est-à-dire signé de Volodine et non d’autres hétéronymes du post-exotisme) – Des enfers fabuleux, où le « cœur-brasier » narratif consistait dans l’apprentissage de la « flambulance » (la marche dans le feu) ; et où il s’agissait déjà d’associer la fabulation des enfers au feu ainsi qu’à l’espace noir, dans une préparation de l’imaginaire du Bardo.

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La transformation par le feu est clairement le signe que l’on devient comme fictionnellement invulnérable à la souffrance du fait de l’excès d’exposition à des expériences intolérables.

Si Volodine a pu affirmer à Marie Richeux le 4 janvier dernier que « le feu n’est pas une métaphore », je peine à croire que le feu ne renvoie à rien d’autre qu’à l’élément lui-même ou au baptême guerrier. Cet élément me semble en effet relié à la poétique même de l’invulnérabilisation et de l’authenticité dans et par le romanesque. Pour le lecteur qui se souviendra de précédentes leçons post-exotiques, une « leçon de feu » impliquant la formation (à l’) invulnérable était déjà évoquée et décrite dans Le post-exotisme en dix leçons, leçon onze : « c’est sous une forme invulnérable que le nouveau venu pénètre dans l’incendie ». La transformation par le feu est clairement le signe que l’on devient comme fictionnellement invulnérable à la souffrance du fait de l’excès d’exposition à des expériences intolérables. Mais cette invulnérabilité n’est-elle pas qu’une association à une feintise de plus pour apprendre à mieux « parler d’autre chose » ? C’est ici qu’il convient de considérer la « fabulation post-exotique » et ses pouvoirs proprement volodiniens dans toute leur complexité.

Si l’« invulnérabilisation » par le contact avec l’extrême souffrance s’est associée à l’imaginaire du Bardo Thödol (déjà thématisé mais pas encore nommé dans Des enfers fabuleux) au fur et à mesure de l’édifice post-exotique, les flammes fabulatrices ont ainsi toujours été présentes, depuis le début. Elles ont très souvent eu partie liée à la manière dont – pour affronter les vérités intolérables de ce monde – le refuge dans la fiction est nécessaire, précisément comme stratégie pour « apprendre à parler d’autre chose » (la place de « l’humour du désastre », non absent de Vivre dans le feu, serait ici à commenter).

En étant conscient du jeu de la fabulation, de la puissance de l’onirisme incandescent, il s’est pourtant agi de rien de moins que d’affronter et de dire et de détourner la représentation de l’éprouvant réel par la fiction. Cette opération a pu complexifier à l’extrême la tâche du romancier : en étant conscient d’affirmer avec réflexivité les opérations de feintise impliquées par les jeux fictionnels, Volodine a toujours assumé les positions de l’onirisme du feu et de « l’espace noir », sans pour autant dissimuler, dans ses entretiens, qu’il nous parlait bien toujours – d’une certaine manière – des catastrophes et des désastres de nos temps passés, présents et à venir.

Dans Vivre dans le feu celles et ceux qui pénètrent dans le feu se retrouvent ainsi non seulement carbonisés, calcinés et du même coup invulnérables face au monde réel, mais également « en mode onirique ». Pour écrire, pour fabuler la sur-vie, il faut ainsi bel et bien écrire depuis cette dernière, plongé dans la connaissance pratique et insensibilisatrice des flammes. 

Antoine Volodine Vivre dans le feu
Yama est le dieu et juge des morts, souverain des enfers dans l’hindouisme (XVIIᵉ – début XVIIIᵉ siècle, Tibet, Metropolitan Museum of Art) Illustration issue du « Bardo Thödol, le « Livre des morts tibétain » © Domaine public

Si Volodine avait pu dans certains précédents opus relier l’imaginaire du feu à celui de la vie bardique, cette « non-mort insoutenable, une non-vie » (pour citer une nouvelle fois Des enfers fabuleux), l’imaginaire du Bardo dans lequel on est censé errer dans un état de semi « non-mort non-vie » semble curieusement avoir été déplacé vers le feu dans cet antépénultième titre du post-exotisme qu’est Vivre dans le feu.

À mesure que la fin du post-exotisme se rapproche sérieusement, la synthèse dans les forces obscures semble en effet non seulement de plus en plus se faire l’écho de nos temps de détresse (espaces noir et carcéral dans Les filles de Monroe, viol et féminisme dans Débrouille-toi avec ton violeur, survie dans le feu dans le présent roman), mais également se concentrer sur des aspects plus précis que les premiers romans de l’auteur et même que ses romans de maturité. N’assisterait-on pas avec Vivre dans le feu, sinon à un retour au feu originel du récitdu moins à la synthétisation dans un même ensemble de grandes « constantes post-exotiques » que le feu serait à même de résumer par sa puissance combustiante ? Le choix de la synthèse par l’incandescence ignée dans le récit exprimerait-il la puissance de la résistance même du feu comme image ? Comme l’exprime Agamben dans Le feu et le récit, la résistance impliquée dans la création ne serait ainsi pas à concevoir « simplement comme opposition à une force externe pour une compréhension de l’acte de création », mais peut-être comme « ce rapport constitutif entre l’acte de création et la libération d’une puissance ».

Quoi qu’il en soit de cette « libération » de puissance de la résistance du feu, le feu du récit volodinien nous tient en haleine et nous fascine… C’est qu’il caractérise et représente bel et bien un aspect important, sinon de ce que nous vivons, du moins de ce qui nous arrive dans un monde qui a malheureusement toutes les chances de s’embraser encore plus. 

J’aime à penser que les flammes des deux derniers livres annoncés par le post-exotisme offriront bien plus de questionnements susceptibles de nourrir les interrogations de mes « non-réponses ». Que dans les quelques derniers milliers de pages de l’édifice qui composeront Retour au goudron et dont on dit qu’elles comporteront des images photographiques, les brasiers fumeront encore davantage, décrivant des centaines de survies… 

Cette œuvre qui (se) ressaisit dans les brasiers poignants, souviens-toi donc, lecteur, qu’elle commençait déjà par l’image de l’illusion dans les flammes originelles, par cette phrase déjà attribuée à la voix du collectif Infernus Iohannes : « La vie n’est que l’apparence d’une ombre sur un reflet de suie ». Tout était écrit depuis le début, ou presque, y compris jusqu’au silence (impliqué dans et par le feu) qu’il s’est agi de désapprendre le temps de (seulement !) quarante-neuf volumes.

En attendant, patient lecteur, que de cet achèvement provisoirement volodinien puissent surgir les ultimes voix de la féministe Manuela Draeger et du collectif Infernus Iohannes, apprends plutôt, le temps d’une seconde, à vivre dans le feu. 

Feu-(vive)-le-récit-volodinien !