Sous les dehors d’un « questionnaire existentiel » ludique d’une grande drôlerie, Charly Delwart parvient, comme dans Databiographie paru en 2019, à interroger nos existences, la manière dont on les conçoit et ce que veut dire et implique parler de soi aujourd’hui. Un livre original, nettement plus profond qu’il n’y paraît, et par moments vertigineux.
On avait été enthousiasmé par l’étrange autobiographie qu’avait fait paraître Charly Delwart en 2019. Databiographie proposait une manière originale – liant graphiques, statistiques et texte autobiographique – de parler de soi en parlant aussi des autres. Ou plutôt en imaginant un rapport neuf, objectivé en quelque sorte, avec l’expérience individuelle. Ce livre imaginait une façon totalement inédite, ludique, drôle et profonde à la fois, de penser le sujet contemporain, d’en dire quelque chose de différent, d’altéré dans son objectivation même. C’était une manière d’envisager le geste autobiographique comme une potentialité, une sorte d’analyse précise de l’hypersingularité en la reliant toujours à ce qui l’excède, la dépasse, la conditionne. Et cette inversion, alliée à une inventivité formelle réjouissante – dessins, schémas, listes… –, permettait de parler de soi en en dépassant l’enjeu singulier et de penser le geste autobiographique autrement, avec une radicalité mâtinée d’une ironie jubilatoire assez rare.
Cet objet littéraire tout à fait unique ouvrait des perspectives à partir du réel. À la façon d’un arpenteur existentiel, Charly Delwart y concevait les proportions entre un ego et son environnement, se situait dans les proportions de la réalité. Ce projet d’écriture potentielle qui entremêle écriture réflexive et figuration abstraite semblait un geste unique, clos sur son espace propre. Un livre-expérience à lire comme on tire avec un fusil à un coup. Quelle n’est pas la surprise du lecteur qui découvre son nouveau livre qui semble au premier abord obéir à la même méthode, reprendre la même investigation pseudo systématique. On se dit : non, quand même pas ! Il ne va pas juste nous refaire le coup ! Ça ne peut pas marcher… Pire, cela annulerait presque les qualités du livre antérieur.
C’est donc avec une certaine inquiétude sceptique qu’on ouvre Que ferais-je à ma place ?, quelque peu interloqué par ce titre interrogatif qui tranche avec le précédent. Comme si à la notion, au genre, succédait la question plate. Rassurons-nous tout de suite, nulle redite, nulle panne d’inspiration. On n’est pas avec Delwart du côté de la séquelle un peu terne ou de l’exploitation jusqu’à la lie de la bonne idée. Au contraire, on a le sentiment que l’écrivain retourne son livre comme un gant, transmuant la sérialité de l’expérience en une interrogation permanente des possibles qu’elle ouvre. C’est-à-dire que, plutôt que de reprendre la même méthode d’écriture, il en déplace le centre de gravité pour s’intéresser non pas à ce qu’un sujet est au milieu des autres, mais à comment il se considère à travers les choix que l’expérience envisagée lui dicte. Comme Delwart l’écrit dans son texte introductif, on peut le lire comme « un questionnaire existentiel en temps réel, un concours à échelle du monde dont on est chacun le seul participant ».
Car tout le livre de Charly Delwart consiste, non en une rétrospection figurative et analytique comme dans Databiographie, mais bien, tout au contraire, en une prospection spéculative qui s’intéresse aux potentialités de l’existence. On passe ainsi du réel au possible, comme se subjuguant à des choix qui s’ouvrent – pertinents ou pas, sérieux ou loufoques… –, que l’on admet ou non, à partir desquels on considère ce que l’on est autant que ce que l’on pourrait être. L’écrivain imagine soixante-dix questions à quatre réponses possibles comme dans un questionnaire à choix multiple, les recentrant sur sa perception, ses angoisses, ses innombrables TOC, soumettant l’intégralité des possibilités de réponses à des situations réelles, à un ego. Et l’une des forces de ce livre consiste exactement en cela : non pas en un étalement de soi-même, mais en la reconnaissance absolue et totale que tout ne dépend que de soi, de la subjectivité, inférant exactement la position inverse de celle de Databiographie. On pense le monde depuis l’improbabilité d’une question qui ne concerne que soi, ou du moins qui n’existe qu’en regard de sa centralité complète.
Et les questions fusent tous azimuts – le narrateur répond à peu près à une sur deux, comme si son récit fragmentaire n’en constituait qu’un des possibles, de manière comique et vertigineuse à la fois –, du plus sérieux au plus improbable, du plus universel au plus singulier. Il se demande ainsi le genre de film (action/absurde/drame/documentaire animalier) que donnerait sa vie, s’il est quelqu’un de bien (je ne sais pas, mais j’y travaille tous les jours/oui, c’est de naissance (je n’y suis pour rien)/J’en suis de moins en moins sûr/Je crois, mais quels sont les critères objectifs exacts pour le savoir ?), à quel moment de l’existence retourner (Mes vingt ans/Mes dix ans/au stade fœtal ou de spermatozoïde/Ce matin), à qui une séparation de sa femme ferait le plus de mal (Moi/Ma femme/mes enfants/Ma mère)… Ou encore, lors d’un enterrement, doit-on communier si on ne croit plus en Dieu, s’il peut fêter Kippour sans être juif, à quoi ressemblerait un parc à thème qui lui serait consacré, s’il pourrait communiquer intégralement par émojis, s’il lui serait possible de se couper les ongles en public, que faire du corps de son père claustrophobe après sa mort…
Si les interrogations ont volontairement une dimension comique ou loufoque, les réponses sont beaucoup plus sérieuses. Toujours nettement plus profond qu’il n’y paraît, Charly Delwart y considère la paternité, la finitude de l’existence, des questions métaphysiques, les angoisses que le corps nous impose, les névroses qui le travaillent, ses questionnements en tant qu’écrivain, scénariste ou cinéaste, la politique, la dislocation du langage, le temps de la création, la lucidité face à la valeur de son travail… Et surtout, les questions qu’il se pose, qu’il pose à chacun d’entre nous, font du récit autobiographique non pas une compulsation mais une spéculation qui s’exerce sur ce qui a été ou ce qui serait. C’est comme si la chronie qui donne une réalité au geste de l’écriture de soi s’abolissait complètement, laissant place dans le même espace à une démarche confessionnelle et à une compensation symbolique établie sur des hypothèses. Peu importent finalement les questions – elles sont en définitive un jeu –, seules comptent les possibilités indéfinies de réponses.
Ainsi, la gageure de Que ferais-je à ma place ? réside dans sa contradiction avec son but apparent. On s’y saisit d’une personnalité à la fois fragile et forte, exposée à nu avec une franchise déroutante dissimulée derrière le ton blagueur, et les possibles infinis d’une existence limitée. On frôle le paradoxe permanent. Est-ce un exercice de lucidité ou bien un défi prométhéen ? On hésite le plus souvent. En tout cas, « la quête » dans laquelle s’est lancé Charly Delwart oblige à penser le monde dans ce qu’il nous impose et dans la manière dont on lui résiste. Avec des outils voisins de ceux de Databiographie, son nouveau livre réaffirme l’illusion, la nocivité même, du geste autobiographique univoque. Il réarticule le sujet face à ce qui le contraint – le réel, le temps, la psyché, la société… – et s’en joue sans fin. En le décentrant, il propose en quelque sorte une biographie de lui-même et de tout le monde. Il englobe une singularité dans une potentialité commune car il assume la variabilité du choix qui définit le contexte de la réponse qu’il donne à ses interrogations. C’est ainsi que son livre devient nettement plus ambitieux et profond. Sous les dehors provocateurs d’un texte-objet ludique et drôle, il explore, non pas strictement une personnalité, mais ce qui n’est pas vraiment, ce qui pourrait être, le rien, assez mystérieux et angoissant, de ce qui est possible. N’est-ce pas quelque peu vertigineux ?