Énergies Sollers

Sollers – Solaire : et si c’était plus qu’un jeu de mots, plus qu’une coïncidence ? Songeant à la disparition récente d’un écrivain qui prisait la joie et les lumières, nous avons demandé à Arnaud Viviant, le lecteur et l’ami, de lui rendre hommage. Vous lirez à la fois un éloge de la citation jaune orangé, une méditation jaune citron sur la-vie-la-mort-l’amour, et le portrait jaune rimbaldien d’un homme plus secret que ce que sa chatoyante image signale.


Graal : Philippe Sollers ésotérotique
Philippe Sollers © Jean-Luc Bertini

« Le soleil n’est pas encore là, mais il va venir, il viendra. »

Philippe Sollers, Beauté.

Premières lignes de Paradis II (Gallimard, 1986) : « soleil voix lumière écho des lumières soleil cœur lumière rouleau des lumières moi dessous dessous maintenant toujours plus dessous par-dessous toujours plus dérobé plus caché de plus en plus replié discret sans cesse en train d’écouter de s’en aller de couler de tourner monter s’imprimer voler soleil cœur point de cœur passant par le cœur… »  

Je jouis de citer. 

Maintenant plombé de la terre et de la pierre, si vous allez sur le site www.pileface.com, « sur et autour de Sollers » comme il est dit, où votre passion pour l’écrivain qui n’est mort que pour les autres pourra se nourrir à satiété en accès libre de ses richesses, vous apercevrez tout en haut de la page d’accueil la possibilité de connaître la météo en trois points cardinaux du Système S : Ré, Paris, Venise. En un clic, vous apprendrez ainsi que le 15 mai 2023, à 10h30, alors qu’une cérémonie religieuse était célébrée à Ars-en-Ré, en l’église Saint-Étienne, à la mémoire de l’écrivain, il faisait plein soleil et que c’est dans l’après-midi seulement, vers 15h00, qu’il se mit à pleuvoir. Dans une boucle qui vous appartient et qui compose votre solitude telle que vous vous la figurez vivant après la perte, vous lirez alors les dernières lignes de Paradis II : « je fais un signe de croix en traversant les rosiers du jardin plante des pieds nus pas de bruit surtout léger souffle retenu en soi un signe de croix oui comme ça dans l’air noir couronnant le tout qui s’en va c’est le signe qui va rester suspendu là maintenant pétales ici pas de doute bouche ouverte soleil point cœur point de cœur crâné sous la croix et voilà tout se renverse d’un coup à nouveau le jour se lève enfin dans sa pointe océan poumons clé hautbois le bleu revient il revient le bleu pas croyable il est là buée dans le rouge en gris jaune en bas tubae vox suavi vox éclats petits mots mutants dans l’échelle et elle est là une fois encore dressée mon échelle bien légère et triste et bien ferme très joyeuse et vive et bien ferme veni sancte spiritus tempus perfectum tactus ciel et terre pleine de l’énergie en joie d’autrefois » pas de point final y en a pas voyez-vous le visionnaire. 

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La météorologie est extrêmement importante dans l’œuvre de Sollers, ainsi qu’il s’en est expliqué dans La Divine Comédie (Desclée de Brouwers, 2000) : « Le temps qu’il fait me paraît une nécessité d’observation pour l’écrivain, d’autant plus que chaque jour étant différent de tous les autres, on s’installe dans un lieu du temps qui est à chaque fois nouveau. Ce rapport au temps a probablement été engendré chez moi par une tradition marine ancestrale », comme il le racontera dans un roman tardif qui s’intitule justement Le Nouveau (Gallimard, 2019) du nom de l’embarcation qu’avait possédée son grand-père. Bien qu’il s’agisse d’un livre d’entretiens avec un autre érudit, Benoit Chantre, La Divine Comédie, commentaire presque ligne à ligne et pourtant explosé dérivant à l’envi du chef-d’œuvre de Dante, passant par Heidegger, Proust, Rimbaud, Baudelaire, Hölderlin et d’autres, est certainement l’un des livres les plus importants de la pléthorique bibliographie de Sollers, chant constant d’une vie. 

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Tout chez lui tient dans la voix, seul vrai repère de l’écriture et des écrivains. Il y a bien un chant sollersien, une musique qui faribole sans la moindre once de culpabilité avec des graves ironiques et d’immoraux aigus.

Il est en effet l’une des rares figures de la seconde moitié du vingtième siècle, avec Jacques Lacan ou bien Marguerite Duras, qui parlait comme il écrivait et qui écrivait comme il parlait. Car tout chez lui tient dans la voix, seul vrai repère de l’écriture et des écrivains. Il y a bien un chant sollersien, une musique qui faribole sans la moindre once de culpabilité avec des graves ironiques et d’immoraux aigus, comme il y a un chant lacanien d’une hystérie à jamais soignée ou un chant durassien sec, implacable, aux motifs silencieux. Avec ou sans ponctuation, sans punctum, tout s’écrit à l’oreille avec l’idée que l’oralité n’est jamais qu’une écriture qui attend sa fixité de l’autre. Un dimanche de novembre 2000, agenouillé au Vatican, Philippe Sollers offre La Divine Comédie au pape Jean-Paul II qui lui donnera en retour sa bénédiction, une autre comédie voulant que le lendemain Sollers reçoive en tant qu’éditeur le prix Goncourt avec Ingrid Caven de Jean-Jacques Schuhl. « À qui offrir ce livre sur Dante sinon à un pape, puisque Dante s’est donné le privilège de mettre dans son livre plusieurs papes en enfer ? C’est un saint (il a été canonisé) qui m’a béni ce jour-là, et j’en ressens toujours le bienfait. Vif éblouissement pour ce rituel », écrit Sollers dans Agent secret (Mercure de France, 2021). Avec cet éblouissement, revoilà le soleil sous sa forme liturgique. 

Mais l’astre est encore là dans le détournement prosaïque de Rimbaud – celui de 1873, noteront les experts – au tout début de Graal, le dernier livre de Sollers publié de son vivant (Gallimard, 2022) : « La mer est sûrement retrouvée, puisque, comme toujours, la mer est mêlée au soleil. » Il y a encore L’Éclaircie (Gallimard, 2012), mot magnifique sans doute hérité de Heidegger quand celui-ci parle de « l’éclaircie de l’Être ». Mehr Licht ! Philosophie de la lumière où « la nuit est aussi un soleil ». Mais aussi Grand beau temps, titre étrange que Sollers donne à un recueil (cueillette effectuée par un fan dans son œuvre) de ses « aphorismes et pensées choisies » (Le Cherche midi, 2008) ; au dos duquel on peut lire ce bulletin météo évangélique : « Le temps qu’on nous inflige n’est pas celui que je dis. » Dans la même tonalité, j’y pioche : « Qui vivra verra autre chose et la même chose. Il y aura beaucoup de nouveau sous le soleil et rien de nouveau. » Et aussi, alors qu’on l’accusait de trop citer dans les livres de sa dernière période que j’ai un jour appelée, en référence à Braque et surtout à Picasso qu’il idolâtrait, « papiers collés » : « Il ne s’agit pas de citations, mais de preuves » : ce qu’on ne peut contredire. 

Couverture de La divine comédie de Philippe Sollers

Sinon, l’affaire est bien connue : encore mineur en 1957 quand il publie son premier texte, Le Défi, dans la revue Écrire de Jean Cayrol, il lui faut, comme à Sagan qui publie Bonjour tristesse en 1954, quatre ans avant Une curieuse solitude, premier roman de Sollers salué par Mauriac et Aragon, un pseudonyme. Elle ira chercher le sien dans La Recherche, lui dans le Gaffiot, sollers signifiant en latin « tout entier art ». J’ai souvent songé à ces deux destins contradictoires. Ces années-là, Sollers et Sagan représentent médiatiquement l’équivalent en littérature de la Nouvelle Vague cinématographique. Mais là où Sagan se consumera dans la célébrité, Sollers s’absentera avec Tel Quel et les vertiges de l’avant-garde : bonjour bonheur. « Pour vivre cachés, vivons heureux » est, on le sait, la principale antienne de l’auteur de Femmes. Je me souviens de l’avoir taquiné dans un article (ce qu’il n’avait, à dire vrai, que modérément apprécié) en écrivant que, s’il avait changé de nom, il avait en revanche conservé son prénom qui, à cette époque, ne pouvait pourtant évoquer que celui de Pétain. Son vrai nom, Joyaux, était beau, l’inscrivant entre deux de ses héros, James Joyce et Sigmund Freud (la joie, en allemand). Dans Joyaux, on entend finalement moins les bijoux de famille que joyeux – cette spinoziste joie sans faille que tout le monde a toujours voulu considérer chez Sollers. 

Mais j’aimerais, conclusion lunaire, mettre un léger bémol à cette Légende, pour reprendre l’un de ses derniers titres (Gallimard, 2021). Comme ses meilleurs lecteurs le savent, il y avait aussi chez Sollers le Soleil noir de la mélancolie, en citant cette fois le titre d’un ouvrage de son épouse, la philosophe et psychanalyste Julia Kristeva, bien plus internationalement célèbre que lui. Nous en avions parlé ensemble la dernière fois que nous nous sommes vus : avril 2021, en plein confinement, Gallimard désert, il m’attend en haut des escaliers, hop bureau. « L’idée du suicide ne m’a jamais quitté », m’avait-il dit. On la retrouve parfois dans ses livres, ainsi dans L’Éclaircie : « Je me suis beaucoup réfugié chez elle, à Dowland, près de Bordeaux, dans une chartreuse dont la glycine bleue habite l’intérieur de mes yeux. C’était l’endroit l’idéal pour se suicider, mais j’ai changé d’avis à cause d’elle. Elle avait parfaitement deviné mes intentions, sa froideur et son silence fermé à toute sentimentalité m’ont sauvé. » 

Il parle de sa sœur, Anne, qui voit tout venir. 

Et surtout dans l’incipit de Passion fixe (Gallimard, 2000), l’un de ses meilleurs, presque Série Noire, pas mal célinien aussi : « Ce mois-là, novembre ou décembre, j’avais vraiment décidé d’en finir. Le revolver de Betty était là, sur la droite, je le regardais de temps en temps, je n’oublierai pas cette tache noire dans le tiroir, la fenêtre ouvrant sur la cour mouillée, la chambre étroite et mal meublée, le logeur obèse et sénile venant tous les deux jours me gueuler dans les oreilles que j’avais encore oublié la lumière en sortant.»

Dans La Divine Comédie, Sollers énonce cette chose simple qu’on lui a beaucoup reprochée, mais que l’on n’a peut-être pas suffisamment entendue : « Je me suis aperçu, il n’y a pas si longtemps, que j’écrivais toujours le même type de livres : ça commence par de l’invivable et, petit à petit, ça se construit pour arriver à une sérénité contemplative. C’est drôle, je ne peux pas faire autrement. C’est, si j’ose dire, dantesque. Bien entendu, vous n’allez pas faire du bleu sans le noir. Il ne faut pas oublier que le noir, au plus profond, sert à faire ressortir le bleu. »

Il y est maintenant.