Séverine, l’une des pionnières du journalisme et première femme à avoir dirigé un quotidien national, a écrit plus de 6 000 articles de 1883 au début des années 1920 : 45 sont rassemblés dans Séverine l’insurgée.
Séverine l’insurgée. Préface de Paul Couturiau. Postface de Laurence Ducousso-Lacaze et Sophie Muscianese. L’Échappée, coll. « Lampe-tempête », 272 p., 20 €
Caroline Rémy (1855-1929), dite Séverine, fait ses premiers pas dans Le Cri du Peuple, qu’elle a financé. Elle le quitte en 1888 après avoir vainement espéré « que la grande armée des pauvres se serrerait les coudes de nouveau », qualifiant alors de « coupables » et de « criminels » les guesdistes qui s’opposent à l’union, déplorant qu’ils y « introduisent la politique », qu’on « n’y débat plus des intérêts économiques des travailleurs mais des intérêts électoraux des candidats ». Dans sa lettre de rupture et d’adieu, elle dit vouloir dorénavant « faire l’école buissonnière de la révolution » en allant « de droite ou de gauche suivant les hasards de la vie », et collabore désormais à des titres aussi différents que La Fronde, Gil Blas, Le Figaro, Le Gaulois, L’Éclair, Le Journal, L’Écho de Paris… Mais aussi La Libre Parole (brièvement), L’Humanité, et d’autres encore au nom de l’« indépendance » dont se réclame constamment celle qui dit ne pas reconnaitre « la loi des majorités ».
Un temps séduite par le boulangisme, très brièvement antidreyfusarde avant de s’engager haut et fort dans le combat dreyfusard, elle est d’abord et avant tout libertaire, sur un mode qui lui est propre, pétrie d’humanisme et de sensibilité pour « la grande armée des pauvres », « ses pauvres », qu’elle dit aimer « comme d’autres aiment leurs enfants », les « opprimés ». « Avec les pauvres, toujours, malgré leurs erreurs, malgré leurs fautes… malgré leurs crimes », elle se tint aux côtés de « l’humaine détresse », des « persécutés qu’ils s’appelassent Kropotkine, Boulanger ou d’Orléans » ; ceux qui l’accusent « ne défendent que les persécutés de leur nuance ». Séverine est à ce titre qualifiée de « Notre-Dame des larmes » par certains de ses confrères masculins.
Certains de ses articles ont été publiés en recueil de son vivant, puis par trois fois, après une longue phase d’effacement, à partir de 1982. Laurence Ducousso-Lacaze et Sophie Muscianese, fondatrices en 2021 de l’Association des amies de Séverine, « récidivent » ici, à partir d’un choix nécessairement subjectif qui, toutefois, donne à lire la multiplicité de ses combats. Les quarante-cinq articles retenus, couvrant la période 1886-1921, sont précédés d’une présentation globale de Paul Couturiau, auteur d’une biographie de Séverine ; pour chaque texte, une courte introduction restitue les éléments factuels parfois nécessaires à la compréhension d’articles écrits au feu d’événements dont certains nous sont devenus lointains, introduction accompagnée d’une référence bibliographique.
Qui découvre ces textes est saisi par le talent d’une plume maniant avec la même efficacité l’ironie, l’attaque, l’empathie, dans une écriture claire souvent nourrie de celle de Victor Hugo que Séverine voudrait voir statufier sous l’Arc de Triomphe, animée qu’elle est du même amour des « misérables ». Sa prose est également marquée par une sensibilité chrétienne qui n’est pas sans évoquer les écrits des socialistes pré-marxistes ou les chansons et poèmes des premiers Premier Mai, contemporains. Elle évoque ainsi la « face de vieux Christ » de Vallès, son ami de toujours et son maitre. Les « pharisiens clouant Jésus à tous les arbres de la route », « la légende du socialisme et [celle] du catholicisme, son ancêtre », Jésus, « garçon de Bethléem, faible de corps et d’esprit puissant », et « ceux qui se prennent pour lui d’une amitié farouche […] font des manifestations sur les tombes comme nous autres et tiennent des meetings, comme les sans travail dans tous les Champ de mars qu’ils rencontrent », « Ecce homo, ecce populus […], symbole navrant de l’humble souffrance qui s’est appelé dans les légendes populaires le Christ ou le juif errant, Jacques Bonhomme ou Jean Labeur ». Et d’accuser Jules Ferry, entre autres crimes, d’avoir tenté « d’arracher Dieu du ciel et l’espoir du cœur des déshérités », usant « ses ongles contre les clous d’un christ inoffensif »… Glissant parfois vers un esthétisme du martyr.
Née dans une famille bourgeoisie et conformiste, Séverine est entrée en politique comme en journalisme après avoir rencontré Vallès, alors en exil à Bruxelles, devenu « son père et son enfant ». La lecture des articles classés chronologiquement nous plonge à ses côtés dans la France de la grande dépression, des premiers meetings anarchistes et de la crise boulangiste, à l’heure de l’adieu aux barricades, scandé par la disparition des anciens de la Commune dont elle dresse des portraits pleins d’humanité : Jules Vallès, bien sûr, Félix Pyat, « dernier survivant du dandysme révolutionnaire », Jules Joffrin, « combattu » par elle pour son « sectarisme » mais « brave homme » perclus de souffrances, et, bien sûr, Louise Michel sur qui les conceptrices de l’ouvrage ont choisi de le refermer pour ainsi boucler la boucle.
Nous circulons, au rythme de Séverine, à la charnière de deux mondes, pour entrer dans la France de la Belle Époque, évoquée par l’intermédiaire de ses icônes féminines (Sarah Bernhardt, Louise Abbéma), des attentats anarchistes et des combats qu’elle engage pour épargner la peine capitale à leurs auteurs avant que sa « conscience vacille » au moment de l’attentat destiné à venger Ravachol qui, pour la première fois, se solde par deux morts. Une France de la misère et des luttes sociales évoquées à travers des épisodes aujourd’hui oubliés : la grève des petits télégraphistes et celle des « casseuses de sucre » de la maison Sommier durant laquelle Séverine s’essaie au « terrain » sur un mode et avec des résultats qui ne sont pas sans évoquer les enquêtes que les frères Bonneff réaliseront deux décennies plus tard (un article propre à faire regretter que l’ouvrage n’ait pas retenu davantage de textes consacrés au mouvement social).
Mais l’anthologie doit à ces choix, qu’on imagine difficiles, qu’en soit préservée la diversité consubstantielle. Certains articles dévoilent une écriture rompue à l’art des portraits, de militants, communards ou anarchistes, d’écrivains ou d’artistes, qui sont aussi des autoportraits révélant la profonde lucidité de Séverine sur les contradictions qui la traversent. Ils témoignent de la fidélité de ses amitiés comme de la ténacité de ses haines, s’agissant en premier lieu de Jules Ferry ou, à un moindre degré, des guesdistes, de la multiplicité de ses combats et de sa persévérance courageuse, de sa défense du féminisme ou de la cause animale, de sa dénonciation de la violence sociale et du colonialisme, dans des pages aussi terribles que puissantes.
Son antiparlementarisme – dont témoigne sa violente diatribe à l’encontre de Jules Ferry, en manière d’épitaphe – peut expliquer son soutien passager à Boulanger et sa distance initiale vis-à-vis des féministes combattant pour le droit de vote. Son féminisme revendiqué est d’abord un combat pour s’affirmer dans ce métier d’homme où l’on raille aisément les « bas-bleus », terme attribué à Barbey d’Aurevilly qui « préféra sa liberté, son indépendance et sa pauvreté fière », écrit-elle dans un hommage à celui qui « est une de [ses] religions », hommage qui serait paradoxal s’il n’était une manière de miroir. Son féminisme s’exprime encore dans ses engagements pour « améliorer économiquement le sort des femmes », elle ne cesse de dénoncer les inégalités salariales, de se battre, non sans courage, pour un droit à l’avortement et contre ce qu’on ne nommait pas encore les féminicides. La sélection des articles permet de suivre les évolutions d’une femme animée de principes solides mais situés dans son temps. Elle se rallie au combat des suffragettes à la veille de la Grande Guerre, écrit après la révolution d’Octobre que « le féminisme ne [lui] semble pas un tout mais une fraction de l’immense effort pour affranchir le monde » et adhère au Parti communiste qu’elle quitte en 1923, acculée à choisir entre celui-ci et la Ligue des droits de l’homme dont elle fut une des fondatrices.
La modernité des engagements de Séverine vaut à l’ouvrage de présenter, à plus d’un titre, une indéniable actualité. Gageons qu’il sera une heureuse découverte pour beaucoup, dont ceux pour qui Séverine – une des rares femmes dont le nom s’est inscrit précocement dans l’espace public parisien – ne fut longtemps que le nom d’un square…